Je saisis ce petit enculé par le devant de sa chemise et le jetai hors de sa voiture. Puis je glissai doucement Shaknahyi sur le siège du passager, et mis le cap sur l’hôpital ; jamais je n’avais conduit aussi vite.
Ça ne fit pas un poil de différence. Il était trop tard.
Un des Rubâiyyat de Khayÿm ne cessait de me trotter dans la tête. Il évoque le regret :
Encor, encor, maints Repentirs lorsque plus tôt
J’ai juré – mais étais-je à jeun quand j’ai juré ?
Encor, encor, l’échec, pour mes jeunes pensées
Mon frêle Repentir est parti en lambeaux.
« Chiri, s’il te plaît », dis-je en levant mon verre vide. Le club était presque désert. Il était tard et j’étais épuisé. Je fermai les yeux, écoutai la musique, toujours la même musique hispo crissante, pulsante, que passait Kandy chaque fois qu’elle se levait pour danser. Je commençais à me lasser d’écouter jouer et rejouer toujours les mêmes chansons.
« Et si tu rentrais ? suggéra Chiri. Je peux m’occuper toute seule de la boîte. Qu’est-ce qui se passe, tu te méfies de moi pour la caisse ? »
Je rouvris les yeux. Elle avait déposé devant moi une nouvelle vodka-citron. J’étais d’une insondable mélancolie, de celles qu’aucun alcool ne soulage. Vous pouvez boire toute la nuit sans jamais réussir à vous saouler. Vous finissez avec l’estomac en capilotade et une migraine tenace, mais le soulagement escompté ne vient jamais. « Pas de problème, répondis-je. Faut que je reste. Occupe-toi de la fermeture, malgré tout. Plus personne n’est entré depuis au moins une heure.
— Comme tu voudras, patron », dit Chiri en me lançant un regard inquiet. Je ne lui avais pas parlé de Shaknahyi. Je n’en avais parlé à personne.
« Chiri, tu connais quelqu’un de confiance pour faire un sale boulot ? »
Elle ne parut pas choquée. C’est pour ça, entre autres, qu’elle me plaisait tant. « T’arrives à trouver personne avec tes relations de flic ? T’as pas assez de brutes sous tes ordres chez Papa ? »
Je secouai la tête. « Quelqu’un qui sache ce qu’il fait, quelqu’un sur qui je puisse compter pour rester discret. »
Grand sourire de Chiri. « Quelqu’un dans ton genre avant que t’aies tiré le bon numéro ? Qu’est-ce que tu dis de Morgan ? Il est fiable et te balancera sans doute pas.
— Je ne sais pas…» Morgan était un grand blond, un Américain de la Fédération de Nouvelle-Angleterre. Lui et moi, on ne naviguait pas dans les mêmes eaux, mais si Chiri le recommandait, c’est qu’il était sans doute digne de confiance.
« Quel genre de boulot ? » s’enquit Chiri.
Je me massai la nuque. Reflétée dans la glace du bar, ma barbe rousse commençait à montrer pas mal de gris. « Je veux qu’il me piste quelqu’un. Un autre Américain.
— Voyez-vous ça ? Morgan est un autochtone.
— Mouais, fis-je aigrement. S’ils se flinguent mutuellement, personne les regrettera. Tu peux me le dégoter ce soir ? »
Elle eut l’air dubitatif. « Il est deux heures du matin…
— Dis-lui qu’il y a cent kiams à la clé. Rien que s’il se montre et vient me causer.
— Il sera là. » Chiri sortit de son sac un carnet d’adresses et saisit le téléphone du bar.
J’éclusai la moitié de ma vodka-citron en fixant la porte d’entrée. Maintenant, j’attendais deux clients.
« Tu veux faire la paye ? » demanda Chiri quelque temps après.
Je n’avais cessé de fixer la porte, sans remarquer que la musique s’était arrêtée et que les cinq danseuses s’étaient rhabillées. Je secouai la tête pour dissiper le brouillard, mais le résultat ne fut pas fameux. « On a fait combien, ce soir ?
— Pareil que d’habitude, me dit Chiri. Pas des masses. »
Je partageai la recette avec elle et me mis à répartir les gains des danseuses. Chiri avait la liste de toutes les consommations que chaque fille avait extorquées à ses clients. Je calculai les commissions et les ajoutai à leurs gages. « Et z’avez pas intérêt à vous pointer en retard, demain.
— Ouais, d’accord », dit Kandy, récupérant son fric et gagnant rapidement la porte. Lily, Rani et Djamila la suivaient de près.
« Ça va bien, Marîd ? » demanda Yasmin.
Je levai les yeux et la regardai, reconnaissant pour sa sollicitude. « Ça va… Je t’expliquerai plus tard.
— Tu veux qu’on aille prendre le petit déjeuner ? »
Ç’aurait été super. Je n’étais plus sorti avec Yasmin depuis des mois. Je me rendis compte que ça faisait un sacré long moment que je n’étais plus sorti avec quiconque. Pourtant, j’avais autre chose à faire cette nuit. « Remettons ça à plus tard… Demain, peut-être.
— Bien sûr, Marîd. » Elle tourna les talons et sortit.
« Y a vraiment quelque chose qui cloche, hein ? » dit Chiri.
Je hochai simplement la tête et pliai le reste des billets de la recette. Peu importait la vitesse à laquelle je les dépensais, ils continuaient à s’accumuler.
« Et t’as pas envie d’en parler. »
Je fis non de la tête. « Rentre chez toi, Chiri.
— Tu vas rester planté là tout seul dans le noir ? »
De la main, je lui fis signe de déguerpir. Chiri haussa les épaules et me laissa seul. Je finis la vodka-citron puis passai derrière le comptoir et m’en préparai une autre. Une vingtaine de minutes plus tard, l’Américain blond entra dans la boîte. Il me salua d’un signe de tête et dit quelque chose en anglais.
Je fis un signe d’incompréhension. J’ouvris ma serviette sur le bar, sortis un papie d’anglais et l’enfichai. Il y eut un bref hiatus, le temps que mon esprit traduise ce qu’il venait de me dire, puis le papie prit le relais et ce fut comme si j’avais toujours su l’anglais. « Désolé de te faire sortir à une heure pareille, Morgan », dis-je.
Il passa une grosse patte dans ses longs cheveux blonds. « Eh, mec, qu’est-ce qui se passe ?
— Tu veux un verre ?
— Un demi pression si c’est gratuit.
— Sers-toi. »
Il se pencha par-dessus le comptoir et mit un verre propre sous l’un des robinets. « Chiri a parlé de cent kiams, mec. »
Je sortis mon argent. Le volume de la liasse me déconcerta. Faudrait que je passe plus souvent à la banque, sinon je devrai laisser Kmuzu jouer les gorilles à plein temps. Je sortis cinq billets de vingt kiams et les fis glisser à Morgan.
Il s’essuya la bouche du revers de la main et ramassa le fric. Il contempla les billets, puis me regarda de nouveau. « Et maintenant, je peux m’en aller, d’ac ?
— Bien sûr, lui dis-je, sauf si t’as envie d’apprendre comment en ramasser mille de plus. »
Il rajusta ses lunettes à monture d’acier et sourit de nouveau. J’ignorais s’il en avait besoin ou s’il les portait par simple affectation. S’il avait la vue basse, il aurait pu se faire reconstruire les yeux pour pas cher. « C’est infiniment plus intéressant que ce que je faisais jusqu’ici, en tout cas…
— Parfait. Je veux juste que tu me retrouves quelqu’un. » Et je lui parlai de Paul Jawarski.
Quand j’évoquai la bande des Bas-du-Bulbe, Morgan hocha la tête. « C’est le gusse qu’a descendu le flic aujourd’hui ?
— Il a pris la fuite.
— Eh ben, mec, les bourres finiront bien tôt ou tard par lui mettre le grappin dessus, tu peux en être sûr. »
Je ne bronchai pas. « Je ne veux pas entendre parler de tôt ou tard, vu ? Je veux savoir ce qu’il fout, et je veux que tu lui poses une ou deux questions avant que les flics le dégotent. Il est planqué quelque part, sans doute poinçonné par un lance-aiguilles.
— Tu paies mille kiams rien que pour mettre le doigt sur ce type ? »
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