Je pressai la rondelle de citron vert dans ma vodka et bus une gorgée. « Mouais.
— Et t’as pas envie que je lui frotte un peu les côtes ?
— Contente-toi de le retrouver avant Hadjar.
— Ah-ah, dit Morgan. Pigé, mec. Une fois que le lieutenant lui aura mis le grappin dessus, Jawarski sera plus disponible pour causer à personne.
— Tout juste. Et je veux pas que ça arrive.
— Tu m’étonnes, mec. Combien tu me files, d’entrée ?
— Cinq unités tout de suite, cinq après. » Je lui sortis encore cinq cents kiams. « Je veux des résultats demain, d’ac ? »
Sa grosse paluche se referma sur les billets et il me servit son sourire rapace. « Va dormir un peu, mec. Je te réveillerai avec son adresse et son comcode. »
Je me levai. « Finis ta bière et sortons d’ici. Cette turne commence à me fendre le cœur. »
Morgan parcourut des yeux le bar enténébré. « C’est pas pareil sans les filles et la boule à facettes, hein ? » Il éclusa le reste de bière et reposa doucement le verre sur le comptoir.
Je le raccompagnai jusqu’à la porte. « Trouve-moi Jawarski.
— C’est comme si c’était fait, mec. » Il leva la main puis s’éloigna à grands pas dans la Rue. Je retournai à l’intérieur et repris ma place. La nuit n’était pas encore terminée.
Je bus encore deux vodkas avant qu’Indihar n’arrive. Je savais qu’elle allait venir. Je l’attendais.
Elle avait passé un gros manteau bleu et s’était noué un foulard bordeaux et or autour de la tête. Elle avait les traits pâles et tirés, les lèvres serrées. Elle s’approcha et abaissa son regard sur moi. Ses yeux n’étaient pas rouges, pourtant ; elle n’avait pas pleuré. Je ne pouvais imaginer Indihar en larmes. « Je veux te parler », dit-elle. D’une voix froide et calme.
« C’est bien pour ça que je suis assis là », répondis-je.
Elle pivota pour se regarder dans le mur de glaces derrière la scène. « Le sergent Catavina a dit que tu n’étais pas en très grande forme ce matin. C’est vrai ? » Elle me regarda de nouveau. Son visage était complètement dépourvu d’expression.
« C’est vrai quoi ? répétai-je. Que je ne me sentais pas bien ?
— Que tu étais ivre ou défoncé, aujourd’hui, quand tu as accompagné mon mari. »
Je soupirai. « Je me suis présenté au commissariat avec la gueule de bois. Ça ne m’avait quand même pas ôté mes moyens. »
Ses mains commencèrent à se serrer et se desserrer. Je voyais tressaillir son maxillaire. « Tu penses que ça aurait pu ralentir tes réflexes ?
— Non, Indihar. Je ne crois pas que ça m’ait affecté le moins du monde. Tu veux me rendre responsable de ce qui est arrivé ? C’est à ça que tu veux en venir ? »
Elle tourna la tête, très lentement. Me fixa droit dans les yeux. « Oui. Je veux t’en rendre responsable. Tu ne l’as pas soutenu assez vite. Tu ne l’as pas couvert. Si tu avais été là pour l’épauler, il ne serait pas mort.
— Tu ne peux pas dire ça, Indihar. » J’avais une espèce de vide écœurant au creux du ventre parce que je n’avais cessé de me dire la même chose toute la journée. La culpabilité avait grandi en moi depuis l’instant où j’avais laissé Shaknahyi gisant sur un lit d’hôpital, un drap sanglant rabattu sur le visage.
« Mon mari serait en vie, et mes enfants auraient encore un père. Ils ne sont pas encore au courant, tu sais. Je ne leur ai pas encore dit. Je ne sais pas comment le leur dire. Je ne sais même pas comment me le dire à moi, si tu veux toute la vérité. Peut-être que demain je réaliserai que Jirji est mort. Alors, il faudra bien que je trouve un moyen de traverser la journée sans lui, traverser la semaine, traverser le reste de mon existence. »
J’éprouvai une nausée soudaine et fermai les yeux. C’était comme si je n’étais pas vraiment là, comme si je rêvais simplement ce cauchemar. Quand je les rouvris, pourtant, Indihar me fixait toujours. Tout cela était arrivé, et elle et moi allions devoir jouer jusqu’au bout cette terrible scène. « Je…
— Me dis pas que t’es désolé, espèce de fils de pute. » Même à cet instant, elle n’éleva pas la voix. « Je ne veux entendre personne me dire qu’il est désolé. »
Je restai assis là, à l’écouter me dire ce qu’elle avait besoin de dire. Toutes ses accusations, je m’en étais déjà confessé mentalement. Peut-être que si je ne m’étais pas saoulé à ce point la nuit dernière, peut-être que si je n’avais pas pris tous ces soleils ce matin…
Finalement, elle se contenta de me fixer, le désespoir peint sur le visage. Elle me condamnait par sa présence et son silence. Elle le savait et je le savais, et c’était suffisant. Puis elle pivota et sortit du club, la démarche assurée, la posture parfaite.
Je me sentais absolument détruit. Je trouvai le téléphone là où l’avait laissé Chiri et composai le numéro de chez moi. Il sonna trois fois, puis Kmuzu répondit. « Tu veux passer me prendre ? » J’avais l’élocution empâtée.
« Êtes-vous chez Chiriga ? me demanda-t-il.
— Ouais. Viens vite avant que je me tue. » Je raccrochai brutalement et me préparai un nouveau verre pour attendre.
Quand il arriva, j’avais un petit cadeau pour lui. « Tends ta main, lui dis-je.
— Qu’est-ce que c’est, yaa sidi ? »
Je vidai ma boîte à pilules dans sa paume retournée, la refermai d’un déclic et la remis dans ma poche. « Débarrasse-t’en. »
Son expression ne changea pas tandis qu’il refermait le poing. « Sage décision, dit-il simplement.
— Mais bien tardive, hélas. » Je quittai mon tabouret et le suivis dehors, dans la nuit froide. Je verrouillai la porte du club puis me laissai reconduire à la maison.
Je pris une longue douche, la peau fouettée par le jet fin d’eau brûlante jusqu’à ce que je sente venir la décrispation. Je me séchai et gagnai ma chambre. Kmuzu m’avait apporté un bol de chocolat fort bien chaud. Je le bus à petites gorgées avec reconnaissance.
« Aurez-vous besoin d’autre chose, ce soir, yaa sidi ? demanda Kmuzu.
— Écoute, lui dis-je. Je n’irai pas au commissariat demain matin. Laisse-moi dormir, d’accord ? Je ne veux pas être dérangé. Je ne veux répondre à aucun coup de téléphone ni m’occuper des problèmes de personne.
— Sauf si le maître de maison vous demande », dit Kmuzu.
Je soupirai. « Cela va sans dire. Sinon…
— Je veillerai à ce que vous ne soyez pas dérangé. »
Je ne me branchai pas le papie-réveil avant d’aller au lit, et je passai une nuit de sommeil agité. Des cauchemars me réveillaient sans cesse jusqu’à ce que, l’aube venue, je finisse par tomber dans un lourd sommeil épuisé. Il n’était pas loin de midi quand je sortis enfin des draps. Je passai mon vieux jean et ma chemise de treillis, une tenue que je ne porte pas souvent sous le toit de Friedlander bey.
« Voulez-vous petit déjeuner, yaa sidi ? demanda Kmuzu.
— Non, aujourd’hui, je me mets en congé de tout ça. »
Il fronça les sourcils. « Il y a une affaire qui réclamera votre attention, plus tard.
— C’est ça, plus tard. » Je gagnai le bureau sur lequel j’avais posé ma serviette la veille, et sortis le Sage conseiller de la boîte de mamies. J’estimais qu’une petite thérapie instantanée ne serait pas de trop pour mon esprit troublé. Je m’installai dans un confortable fauteuil de cuir noir et m’embrochai le mamie.
Il était ou n’était pas une fois, en Mauritanie, un idiot célèbre, tricheur et vaurien nommé Marîd Audran. Un jour, Audran, au volant de sa berline westphalienne couleur crème, se rendait à quelque affaire pressante quand une autre voiture entra en collision avec la sienne. La seconde voiture était vieille et déglinguée et bien que l’accident fût manifestement la faute de l’autre chauffeur, celui-ci jaillit de l’amas de tôles et se mit à crier après Audran : « Regardez un peu ce que vous avez fait à ce magnifique véhicule ! » vociféra ce chauffeur, qui n’était autre que le lieutenant de police Hadjar. Reda Abou Adil, Hassan le Chiite et Paul Jawarski sortirent également de l’épave. Tous quatre menaçaient et insultaient Audran, bien qu’il protestât de son innocence.
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