Ils faisaient tous semblant de ne pas l’avoir entendu. Fassin bâilla ostensiblement, s’étira bruyamment – là non plus, personne ne parut le remarquer – et s’installa confortablement dans la banquette en cuir, tendant le bras gauche dans la direction générale d’Ilen Deste (laquelle avait toujours le front collé à la verrière, hypnotisée qu’elle était par le sable de ce paysage monotone). Il essaya vaguement de prendre un air imperturbable, voire complètement indifférent. En fait, il était terrifié au plus haut point et se sentait impuissant.
Sal et Taince étaient le couple dynamique de la bande : Saluus le pilote, l’héritier impétueux, obstiné et indéniablement doué (Fassin aurait aussi ajouté chanceux) d’un vaste empire commercial, le courageux fils d’un boucanier fabuleusement riche. Monsieur Glouton, comme l’avait baptisé Fassin lors de leur première année d’université. Leurs amis communs avaient rapidement pris l’habitude de l’appeler ainsi, mais uniquement lorsqu’il n’était pas là, jusqu’au jour où il avait pris connaissance de cette cachotterie, et où il l’avait approuvée avec enthousiasme, l’adoptant dans la foulée comme son surnom officiel. Taince, la copilote, la navigatrice, la patronne des communications, la commentatrice éclairée et abrasive du groupe (Fassin se considérait comme le commentateur éclairé et sarcastique du groupe). L’officier stagiaire Taince Yarabokin, comme on était supposé l’appeler. Taince la Soldate – encore un surnom donné par Fassin – avait fait exploser les statistiques de son université et failli devenir officier de la Navigarchie avant même d’obtenir son diplôme et d’entrer à l’Académie militaire, grâce à son passé de réserviste déjà conséquent – des heures, des week-ends, des vacances entières passés à jouer à la guerre. Elle savait déjà ce qu’elle voulait avant de faire son service militaire. À l’Académie, on l’avait fait passer directement en deuxième année, et, malgré son jeune âge, ses chances étaient très grandes de rejoindre un jour la Grande Flotte, superpuissance contrôlée par la Culmina, qui dominait la galaxie tout entière. En d’autres mots, si Sal était sur le point de devenir un prodige du commerce, elle ne tarderait pas à devenir une véritable sommité dans son domaine de prédilection : la guerre.
Tous les deux avaient également eu l’occasion de sortir du système, de voyager d’abord jusqu’au portail situé près de Sepekte, avant de transiter par Zenerre et d’entrer dans le Complexe, ce réseau de trous de ver pareil à une toile noire recouvrant la galaxie et reliant entre eux d’innombrables soleils. Saluus et son père avaient sillonné le centre de l’amas pendant les grandes vacances de l’année passée. Ensemble, ils avaient visité tous les grands sites accessibles, rencontré les espèces extraterrestres les plus étranges. Ils étaient revenus avec une bonne quantité de souvenirs. Taince, quant à elle, s’était rendue dans moins d’endroits différents, mais était allée beaucoup plus loin, dans les centres d’entraînement spécialisés de la Navigarchie. Des jeunes de leur génération, ils étaient les seuls à avoir voyagé si loin, ce qui les rendait extrêmement exotiques et populaires.
Fassin se disait souvent que si sa vie devait s’arrêter brutalement un jour, sans lui avoir laissé le loisir de choisir ce qu’il voulait en faire (Devenir Voyant comme mes aïeux pour respecter la tradition familiale ? Me lancer dans quelque chose de complètement différent ?), ce serait probablement à cause de ces deux-là, qui n’avaient de cesse de se défier de toutes les manières imaginables, aux dépens de leurs amis. Parfois, il réussissait même à se persuader que la mort ne lui faisait pas peur, qu’il en avait assez vu, qu’il avait fait l’expérience de l’amour, de la bêtise et de la stupidité, et qu’il vaudrait peut-être mieux trépasser d’un seul coup pendant qu’il était encore dans la fleur de l’âge, mourir d’une mort belle et sauvage, pendant que son corps et son esprit étaient purs et frais – comme le lui répétaient souvent ses parents plus âgés.
Néanmoins, il serait dommage qu’Ilen – qui était si belle avec sa peau diaphane et ses cheveux d’un blond éclatant, qui avait si brillamment réussi ses études et qui, pourtant, manquait cruellement de confiance en elle –, oui, il serait dommage qu’elle périsse elle aussi dans cet hypothétique accident. Surtout si cela devait arriver avant qu’ils aient eu le temps d’accomplir leur destinée commune – c’était ce qu’il lui disait, mais également ce qu’il croyait au fond de son cœur –, de démarrer une relation physique aussi intense que chargée de sens. Pour le moment toutefois, la jeune fille – le front et le nez collés contre la verrière – donnait plutôt l’impression d’avoir envie de vomir.
Fassin détourna la tête pour essayer de ne plus penser ni à son éventuelle mort imminente, ni à sa prochaine – quoique lointaine – nuit d’amour avec Ilen. Il s’évertua donc à regarder le champ d’étoiles qui apparaissait petit à petit au-delà de la masse désormais ténébreuse de Nasqueron. Une nouvelle aurore boréale surgit, châle de lumière ondulant, qui éclipsa un instant l’éclat des étoiles.
Ilen, elle, regardait dans la direction opposée.
— C’est quoi cette fumée ? demanda-t-elle en désignant du doigt un bandeau gris foncé déformé par le vent, dont l’origine semblait se trouver derrière le nez à moitié écroulé du gigantesque vaisseau.
Taince se retourna à son tour, marmotta quelque chose, puis s’activa frénétiquement sur les commandes de l’unité de com. Les autres fixaient cette fumée mystérieuse. Sal hocha la tête.
— À mon avis, un drone vient de s’écraser, tenta-t-il d’une voix incertaine.
Les haut-parleurs crachotèrent, et une voix féminine dit d’un ton calme :
— -pareil deux-deux-neuf… -sition ? -vez-vous… -sept-cinq-trois… -trez dans une… -dite… Je répète… -trez bientôt… dans une zone non -veillée… -firmez votre…
Taince Yarabokin se pencha sur son micro.
— Ici l’appareil deux-deux-neuf. Impossible de se poser ici. Continuons de voler à très faible altitude et fonçons vers…
Saluus Kehar tendit une main cuivrée et éteignit l’unité de com.
— Va te faire foutre ! lâcha Taince en lui donnant une tape sur le bras.
— Taince, merde, commença Sal en secouant la tête et en fixant l’épave du vaisseau qui approchait à grande vitesse. Tu n’es pas obligée de leur donner des détails.
— Espèce de crétin, rétorqua-t-elle en rallumant l’unité.
— Oui, je suis assez d’accord, ajouta Fassin en secouant la tête lui aussi.
— Tu vas cesser de jouer avec ce truc ! dit Sal en essayant, en vain, d’empêcher Taince – qui continuait de le frapper – de chercher une fréquence libre.
(Fassin eut envie de faire un commentaire au sujet des tendances violentes de la jeune femme, mais se ravisa au dernier moment.)
— Écoute, continua Sal. Je t’ordonne de laisser ce truc tranquille. À qui appartient ce putain d’appareil, hein ?
— À ton père ? suggéra Fassin.
Sal lui lança un regard noir, plein de reproche. Fassin lui signifia d’un mouvement du menton qu’il ferait mieux de ne pas lâcher des yeux la carcasse située juste devant eux.
— Regarde devant toi, chauffeur.
Sal obtempéra. Je t’ordonne , pensa Fassin avec un sourire en coin. Avait-il utilisé ce verbe parce qu’il croyait que Taince, en tant que future militaire, était faite pour exécuter des ordres, même lorsqu’ils étaient donnés par un civil, ou bien pensait-il que son nom de famille faisait de lui le leader naturel du groupe ? Bizarre que la jeune femme ne lui ait pas ri au nez.
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