— Je crois avoir déjà entendu cette expression, mais je serais bien incapable de vous la définir précisément, mon oncle.
— On parle de « projection d’émissaire » lorsqu’ils envoient une série de questions et de réponses vers un point très éloigné physiquement, par l’intermédiaire d’un faisceau lumineux.
— « Ils », mon oncle ?
— Les Ingénieurs, les Administrates. Peut-être même l’Omnocratie.
— Vraiment ? fit Fassin en se rasseyant.
— Oui, vraiment. À ce qui se dit, ils transmettraient des bibliothèques entières de cette façon, en émettant des signaux laser. Correctement installée dans un équipement suffisamment puissant et complexe, l’entité ainsi créée – entité qui se résume en fait à un paquet de données ordonnées, de questions et de réponses gouvernées par un ensemble de règles précises –, est capable de soutenir ce qui s’apparente à une conversation intelligente. En fait, ces choses ont beaucoup de points communs avec les Intelligences Artificielles qui, comme tu le sais, sont interdites depuis la Guerre.
— Comme c’est intéressant.
Slovius remua dans son bassin.
— Évidemment, elles sont rares, très, très rares. Et nous allons en recevoir une…
Fassin cligna plusieurs fois des yeux.
— Nous allons en recevoir une ?
— À Sept Bantrabal. Dans cette Maison. Chez nous.
— Chez nous.
— Envoyée par l’Administrate.
— L’Administrate…, dit Fassin en se rendant compte qu’il était en train de se ridiculiser.
— Via l’ Est-taun Zhiffir.
— C’est… C’est un grand privilège pour nous.
— Non, pas pour nous, Fassin. Pour toi.
Fassin esquissa un sourire.
— Moi ? Je vois. Quand est-ce que…
— La transmission a déjà commencé. Tout devrait être prêt avant la fin de la soirée. Peut-être devrais-tu revoir ton emploi du temps de la journée. Tu avais prévu quelque chose ?
— Ah… J’étais censé dîner avec Jaal. Mais je suis sûr que…
— Tu n’as qu’à avancer l’heure de ce dîner. Et surtout, ne t’attarde pas trop.
— Évidemment. Bien sûr. Vous avez une idée de ce que j’ai pu faire pour mériter un pareil honneur ?
Slovius tarda un peu à répondre.
— Pas la moindre, finit-il par dire.
Guime raccrocha un appareil intercom sur le mur en agate, vint s’agenouiller près de Slovius et lui chuchota quelque chose à l’oreille. Le vieillard hocha la tête et considéra longuement son neveu.
— Le Majordome Verpych souhaiterait te voir.
— Verpych ? lâcha Fassin en avalant sa salive.
Le Majordome, le domestique le plus gradé de la Maison, était supposé dormir jusqu’à ce que le Sept prenne ses quartiers d’hiver, soit encore quatre-vingts jours. À sa connaissance, jamais Verpych ne s’était levé en plein milieu d’une séquence.
— Je croyais qu’il dormait !
— Eh bien, nous l’avons réveillé.
* * *
Le navire était mort depuis des millénaires. Combien exactement ? Personne ne pouvait le dire, mais les estimations les plus plausibles parlaient de six ou sept. C’était un des nombreux vaisseaux qui avaient été endommagés à l’époque de la Guerre des Nouveaux Rapides (ou bien plus tard, au temps de la Guerre des Machines, de la Dispersion ou des conflits confus et violents qui émaillèrent l’Éparpillement), une pièce oubliée sur l’échiquier des disputes galactiques, des guerres de civilisations, des manœuvres panraciales et de la métapolitique à grande échelle.
La carcasse avait attendu d’être découverte pendant au moins mille ans, car ’glantine était une planète mineure selon les standards humains – c’est-à-dire légèrement plus petite que Mars –, peuplée d’un petit million d’habitants concentrés dans les zones tropicales, soit très loin du Grand Désert du Nord dans lequel se trouvait l’épave, zone désolée et très rarement visitée. Par ailleurs, la technologie étant retombée à un niveau de sophistication beaucoup plus bas que celui qui était le sien avant le début des hostilités, il s’écoula pas mal de temps avant que le vaisseau soit repéré par des détecteurs. Et puis, il était à noter qu’une partie du dispositif de camouflage automatique de l’engin avait survécu au naufrage. Ainsi, alors que l’ensemble de l’équipage mortel avait succombé, alors que la coque elle-même avait été très endommagée par sa rencontre avec la surface de cette lune, la machine avait pris l’initiative de se vêtir des mêmes atours que la roche nue du cratère dans lequel elle s’était abîmée, cratère formé bien avant, au tout début de la Guerre des Nouveaux Rapides, par un objet plus petit mais volant à une vitesse infiniment plus élevée.
L’épave fut découverte par hasard, lorsqu’un appareil individuel s’écrasa contre une de ses côtes titanesques (à ce moment-là parfaitement déguisées en beau ciel bleu). Alors seulement, ses systèmes furent explorés, examinés et exploités (en tout cas, ceux qui n’étaient pas proscrits par le nouveau régime – c’est-à-dire très peu d’entre eux). Comme bouger la carcasse eût coûté beaucoup trop d’argent, comme son démantèlement eût été extrêmement compliqué, et comme il était hors de question de la détruire en utilisant des armes polluantes abhorrées par une population jalouse de son bien-être et habituée à la paix, l’on se contenta de la mettre en quarantaine, de poster quelques drones au-dessus d’elle, juste au cas où.
— Non, ce pourrait être bien, ce pourrait être positif, leur dit Saluus Kehar, comme leur appareil survolait le désert et fonçait vers cette terre désolée où le squelette du vaisseau se découpait comme une ombre sur la toile de fond pourpre du ciel.
Au-delà de la carcasse, un énorme rideau bleu-vert et scintillant apparut furtivement, ondula, puis disparut.
— Ouais, tu peux le dire, rétorqua Taince en manipulant les boutons de contrôle de l’unité de communications.
Les haut-parleurs crachèrent des parasites.
— C’est normal qu’on soit si près du sol ? demanda Ilen, le front collé à la verrière, le regard tourné vers le bas.
Elle se retourna vers le jeune homme qui occupait avec elle la banquette arrière de l’engin volant.
— Sérieusement, Fass ? C’est normal ?
Mais Fassin disait déjà :
— L’idée que son positivisme impénitent puisse générer chez les autres des sentiments négatifs est un concept que Sal a encore du mal à appréhender. Excuse-moi, Len. Qu’est-ce que tu disais ?
— Je disais juste que…
— Ouais, marmonna Taince, allume-moi cette saloperie d’émetteur.
— Ce que je veux dire…, commença Saluus en agitant une main et en se rapprochant davantage du sol sablonneux qui défilait à grande vitesse.
Taince l’interrompit en faisant claquer sa langue et appuya sur quelques boutons du tableau de bord. Il y eut un cliquètement. L’appareil reprit un peu d’altitude et suivit les accidents de terrain d’une façon beaucoup plus fluide. Sal la regarda de travers, puis reprit la parole sans désactiver l’assistant de pilotage.
— Ce que je veux dire, c’est que nous nous portons tous bien, qu’on ne nous a pas encore réduits en cendre et qu’on nous donne l’opportunité d’explorer quelque chose de fantastique, hors du commun. C’est le bon endroit, le bon moment, l’occasion parfaite. Je ne vois vraiment pas où est le problème.
— Tu veux dire, continua Fassin d’une voix traînante et en levant les yeux vers le ciel, mis à part le fait que quelques Dissidents un peu trop enthousiastes et certainement incompris semblent avoir envie de nous transformer en poussière radioactive ?
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