Le long processus de reconnexion n’en était qu’à ses balbutiements lorsqu’on rouvrit l’artère d’Ulubis. Celle-ci resta en activité pendant plus de six mille ans, durant lesquels le système fut très facilement accessible. Malheureusement, elle finit par être détruite elle aussi, et cela faisait un bon quart de millénaire que cette partie de la galaxie était isolée. Le portail le plus proche se trouvait à deux cent quatorze années de voyage, loin dans les profondeurs du Courant, dans le système Zenerre.
Heureusement, cela changerait d’ici dix-sept petites années, lorsque le portail d’arrivée transporté à une vitesse relativiste par le vaisseau Est-taun Zhiffir serait installé à l’emplacement de l’ancien, près d’un des points de Lagrange de Sepekte, la planète principale du système. Pour le moment néanmoins, le système restait un endroit reculé, aussi bien physiquement que chronologiquement, et ce malgré son statut de centre galactique d’étude sur les Habitants.
Oncle Slovius congédia le domestique d’un geste de la nageoire et se hissa sur la structure en Y qui servait à soutenir sa tête et ses épaules au-dessus de la surface illuminée du bassin. Le serviteur – Fassin se souvenait à présent qu’il s’agissait de Guime, le deuxième domestique le plus gradé de la Maison – revint sur ses pas et aida le patriarche dans sa manœuvre, malgré les grognements de protestation et les exclamations désapprobatrices de ce dernier. Slovius essaya même de lui donner un coup de nageoire faible et lent, que l’autre esquiva sans aucune difficulté avant de faire un pas en arrière, de s’incliner et de retourner près du mur, à l’écart. Slovius lutta encore un peu pour se hisser plus haut, tortillant sa queue sous les vagues luminescentes.
Fassin, qui était assis en tailleur, fit mine de se relever.
— Mon oncle, voulez-vous que… ?
— Non ! cria l’autre, exaspéré, tout en continuant tant bien que mal de se hisser. En revanche, j’aimerais bien que tout le monde cesse de s’affairer ainsi autour de moi !
Slovius voulut se retourner vers Guime, mais, ce faisant, perdit l’équilibre, glissa et se retrouva à l’horizontale, dans une position encore moins confortable qu’au début de sa manœuvre. De colère, il frappa la surface liquide.
— Et voilà ! Voyez ce que vous m’avez fait faire, espèce d’idiot importun !
Il soupira bruyamment, se laissa aller, se vautra littéralement dans les vagues, apparemment épuisé, le regard rivé au plafond.
— Guime, aidez-moi si vous le voulez bien, dit-il d’une voix morne, résignée.
Guime s’agenouilla sur les dalles derrière Slovius, attrapa celui-ci par les aisselles et le souleva, jusqu’à ce que sa tête et ses épaules fussent presque à la verticale, appuyées sur le support prévu à cet effet. Slovius s’installa confortablement en hochant vivement la tête. Le domestique retourna à sa place, près du mur.
— Alors, mon neveu…, commença le vieillard en croisant ses nageoires sur la masse rose et glabre de son torse et en levant les yeux vers le sommet transparent du dôme.
— Oui, mon oncle, répondit Fassin en souriant.
Slovius semblait hésiter. Puis, il laissa son regard tomber jusqu’à son neveu.
— Tes… études, Fassin. Comment progressent-elles ?
— D’une manière plutôt satisfaisante. Mais je n’ai rien de bien neuf à dire sur Tranche Xonju, car c’est encore beaucoup trop tôt.
— Hum… Trop tôt…
Slovius paraissait pensif ; il regardait une fois de plus dans le vide. Fassin soupira doucement. Cette conversation allait manifestement s’éterniser.
Fassin Taak était Voyant Lent à la cour des Habitants de Nasqueron. Les Habitants – les Habitants de la géante gazeuse ou, pour être encore plus précis, les Clades de premier grade omniprésents à la flottabilité neutre, Habitants de la géante gazeuse – étaient de grandes créatures très âgées, issues d’une civilisation extrêmement ancienne et complexe, qui vivaient dans les couches nuageuses qui enveloppaient la planète, habitat à l’échelle colossale et à l’aérographie en perpétuelle évolution.
Les Habitants d’un âge avancé avaient tendance à penser lentement. Ils vivaient lentement, évoluaient lentement, voyageaient lentement, faisaient tout lentement. Il se murmurait en revanche qu’ils étaient capables de se battre relativement vite, mais rien n’était moins sûr, car cela faisait bien longtemps qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de faire étalage de leurs aptitudes dans ce domaine. Il découlait de cette supposition qu’ils étaient en mesure de penser rapidement lorsqu’ils le voulaient, mais qu’ils ne le voulaient pas souvent. De fait, et ce depuis plusieurs éons, ils avaient pris l’habitude de converser lentement. Si lentement que, lorsqu’on posait une question très simple à l’heure du petit déjeuner, on ne pouvait espérer entendre une réponse avant la fin de la soirée. Et, se disait Fassin, c’était un rythme qu’oncle Slovius – porté par le liquide dont était empli son bassin, le visage bouffi apaisé par une sorte de transe – semblait déterminé à suivre.
— Tranche Xonju, cela concerne… ? demanda-t-il soudain.
— La poésie du désordre, les mythes diasporiques et diverses circonvolutions de l’histoire, répondit Fassin.
— Quelle période ?
— Eh bien, beaucoup de ces récits demandent encore à être datés, mon oncle. Certains ne le seront jamais et ne sont sans doute que des mythes. Les autres sont très souvent liés à la Guerre des Machines.
Oncle Slovius hocha lentement la tête en produisant des vaguelettes.
— La Guerre des Machines… C’est intéressant.
— Je pensais justement concentrer mes efforts sur cette période précise.
— Oui, dit Slovius. C’est une bonne idée.
— Merci, mon oncle.
Slovius sombra dans le silence. Au loin, la terre se mit à trembler, produisant des ronds concentriques dans le bassin.
La civilisation à laquelle appartenaient les Habitants de Nasqueron et toute la faune et la flore qui gravitaient autour d’eux n’était qu’un minuscule fragment de la Diaspora des Habitants, une métacivilisation (ou post-civilisation, diraient certains) présente dans toute la galaxie et plus ancienne que tous les autres empires, cultures, civilisations, diasporas, fédérations, consocia , communautés, unités, ligues, confédérations, affilia et autres organisations d’êtres semblables ou complètement différents.
En d’autres termes, les Habitants étaient là depuis la naissance de la galaxie. Cela faisait d’eux des créatures extraordinaires et singulières, mais aussi – à condition de les aborder avec déférence et humilité – une précieuse source d’informations. Parce qu’ils avaient une bonne mémoire et de très bonnes bibliothèques. Ou plus précisément, une mémoire fidèle et de grandes bibliothèques.
Les souvenirs et les bibliothèques des Habitants paraissaient le plus souvent pleins de mythes bizarres, voire d’idioties, d’images incompréhensibles, de symboles abscons, d’équations insensées, d’assemblages chaotiques de lettres, de nombres, de pictogrammes, d’holophonèmes, de sonomèmes, de chémiglyphes, d’actinomes, de senseta variagata , tous mélangés, en désordre. Le tout concernait des millions et des millions de civilisations totalement différentes les unes des autres et qui, pour une énorme majorité d’entre elles, avaient disparu depuis longtemps, s’étaient changées en poussière ou avaient été anéanties par les radiations.
Toutefois, dans cet océan entropique, cette propagande, ces sornettes et ces étrangetés, il y avait des pépites, des filons de faits avérés, les flux gelés d’histoires depuis longtemps figées, des exobiographies par volumes entiers, des écheveaux de vérités. Le Voyant en chef Slovius avait consacré sa vie à ses recherches. Il s’agissait de rencontrer les Habitants, de leur parler, d’adopter leur langue, leurs pensées, leur métabolisme, de – virtuellement ou littéralement – flotter, voler, plonger, planer avec eux parmi les nuages de Nasqueron, de s’immiscer dans leurs conversations, leurs études, leurs notes et analyses, d’interpréter les paroles de ces hôtes si anciens, et ainsi d’enrichir et d’éclairer la métacivilisation, plus grande et plus rapide, qui occupait actuellement la galaxie. Ce serait également le destin du futur Voyant en chef Fassin.
Читать дальше