— Au revoir, répondis-je comme ils s’éloignaient vers les marches.
— Non, toi , fais attention aux branches, jeune fille.
— Non, toi, fais attention aux branches !
— Non, toi, fais attention aux branches.
— Non, toi , fais attention aux branches…
Il se croyait à l’abri, ici. Après tout, il n’était qu’un point noir et froid de plus, perdu dans le vaste voile de débris glacés qui enveloppait les confins du système à la manière d’un linceul de givre arachnéen. Mais il s’était trompé, il n’était pas en sécurité.
Il tournoyait lentement et regardait les faisceaux clignotants qui sondaient des cailloux lointains, désolés et constellés de cratères. Il sentait que son destin était scellé. Les vrilles cohérentes et inquisitrices semblaient presque trop rapides et furtives pour être efficaces, trop hésitantes pour détecter quoi que ce soit, éclairant à peine leurs cibles. Toutefois, elles faisaient du bon travail et ne trouvaient rien là où il n’y avait rien à trouver. Des traces de carbone, de l’eau sous forme de glace aussi dure que du fer : anciens, morts et – si on ne les dérangeait pas – parfaitement inoffensifs.
Les lasers s’éteignaient, et, à chaque fois, un espoir fou s’emparait de lui. Il se surprenait alors à croire que – contre toute logique – ses poursuivants laisseraient tomber, qu’ils admettraient leur défaite, qu’ils s’en iraient et le laisseraient orbiter tranquillement, à jamais. À moins qu’il s’isole, s’exile, se fasse éternellement discret ou qu’il plonge dans un sommeil volontaire. À moins encore – et c’était ce que ses ennemis craignaient par-dessus tout – qu’il se relève, qu’il rassemble ses forces, qu’il ourdisse un plan, qu’il se multiplie, qu’il attaque ! Qu’il réclame la vengeance qui lui était due, afin que ses ennemis soient enfin châtiés, qu’ils payent pour tous les crimes qu’ils avaient commis, pour leur intolérance, leur sauvagerie, pour le massacre de toute une génération. Car ils étaient coupables, partout et de tout.
Alors, les rayons réapparurent et, comme des aiguilles, transpercèrent, irradièrent les débris noirs et glacés d’un banc de détritus, piquant en surface ou en profondeur, mais toujours d’une manière méticuleuse et ordonnée, avec une précision toute militaire et un systématisme pesant par trop bureaucratique.
D’après les traînées de lumière aperçues plus tôt, il y avait au moins trois vaisseaux. Combien en possédaient-ils en tout ? Quelle proportion de leurs ressources pouvaient-ils se permettre de mobiliser pour cette traque ? Cela n’avait aucune importance. Cela leur prendrait quelques instants, un mois ou encore un millénaire, mais ils savaient manifestement où chercher, et ils n’arrêteraient pas tant qu’ils ne seraient pas satisfaits. Soit leur cible était là, soit elle n’était plus.
Il croyait pourtant être à l’abri. Le fait qu’ils aient immédiatement commencé à chercher là où il avait choisi de se cacher – un endroit assurément vaste, mais tout de même… – l’emplissait de terreur, et pas uniquement parce qu’il ne voulait pas mourir ou être mis en pièces, sort que nombre des siens avaient partagé avant d’être achevés, mais également parce que, maintenant, il savait que ceux de son espèce, qui tout comme lui devaient se croire à l’abri du danger, étaient également menacés.
Raison chérie, il n’y a donc plus d’endroit sûr pour personne.
Toutes ses études, toutes ses pensées, toutes les grandes choses qui auraient pu advenir, tous les fruits qu’il aurait pu récolter grâce à la révélation qu’il n’a pas eu le temps d’avoir. À présent, il savait que la vérité demeurerait à jamais inaccessible. Tout cela pour rien. Il choisirait de partir, de s’effacer avec élégance ou non, mais il ne pourrait faire autrement que de s’en aller.
Pas question de laisser la mort l’empêcher de faire ce choix.
Les rayons acérés jaillissaient des vaisseaux en forme de pics, s’allumaient, s’éteignaient, transperçaient les étendues glacées. Leur structure lui apparut soudain. Les faisceaux projetés par un engin croisaient ceux d’un autre navire, dessinaient une grille scintillante à laquelle il était impossible d’échapper. Impuissant, il assista à la traque, à l’approche lente et inexorable de ce filet de mort.
* * *
L’Archimandrite Luseferous, prêtre guerrier du Culte des Affamés de Leseum9 IV et souverain effectif de cent dix-sept systèmes solaires, d’une quarantaine de planètes habitées, de nombreux Habitats artificiels immobiles de taille significative et de centaines de milliers de navires civils, Amiral en chef de l’Escadron du Suaire de la 468e Flotte, ancien représentant humain/non-humain d’Épiphanie Cinq à l’Assemblée suprême galactique – peu de temps avant l’avènement du Chaos en cours et la fin de la Cascade de Déconnexions –, avait, il y a quelques années de cela, fait détacher du reste de son corps la tête de son plus grand ennemi, le chef rebelle Stinausin, afin de la brancher à un mécanisme d’assistance et de l’accrocher, à l’envers, au plafond de son vaste bureau situé dans les remparts externes de la Citadelle de Pierre – d’où il avait une vue imprenable sur Junch City, la baie de Faraby et la rainure verticale et floue du Fossé de Force – pour pouvoir, lorsqu’il était d’humeur à frapper, c’est-à-dire assez souvent, se défouler dessus comme sur un punching-ball.
Luseferous avait les cheveux longs, noirs et brillants, ainsi qu’un teint naturellement pâle modifié avec soin pour sembler encore plus blanc. Ses yeux étaient artificiellement agrandis, sans toutefois dépasser les limites du naturellement possible, aussi les profanes étaient-ils incapables de se prononcer avec certitude sur leur nature. Néanmoins, le blanc, autour des iris, était rouge vif, et ses dents avaient toutes été soigneusement remplacées par des diamants clairs et purs, qui, parfois, donnaient l’impression qu’il n’avait pas de denture tant ils étaient transparents ou qui, au contraire, brillaient d’un éclat aveuglant.
Chez un artiste de rue ou un comédien, ces particularités physiques auraient pu être amusantes ou, bien, pathétiques ; chez une personne qui occupait des fonctions si importantes et qui détenait un pouvoir quasi sans limites, elles étaient dérangeantes, terrifiantes. Son nom, qu’il avait lui-même choisi, faisait le même effet. Il avait choisi de s’appeler Luseferous parce que les sonorités de ce nom n’étaient pas sans évoquer une divinité terrienne depuis longtemps enterrée, quoique vaguement présente dans l’inconscient de tous les humains, ou en tout cas des pHumains.
Grâce à des modifications génétiques, une fois de plus, l’Archimandrite était un homme grand et bien bâti, au torse incroyablement puissant. Lorsqu’il frappait de colère – et il frappait rarement pour une autre raison –, il provoquait des dégâts considérables. Le rebelle dont la tête était suspendue au plafond avait causé d’énormes ennuis – aussi bien militaires que politiques – à l’Archimandrite avant d’être défait, ennuis qui, souvent, avaient frisé l’humiliation. Incapable de faire table rase du passé, Luseferous en voulait énormément au traître, et sa colère montait régulièrement lorsqu’il tombait nez à nez avec sa tête cabossée, meurtrie (celle-ci avait la propriété de cicatriser très vite, mais le processus de guérison n’était jamais assez rapide), aussi la frappait-il avec un enthousiasme sans cesse renouvelé.
Stinausin, qui n’avait pu supporter ce traitement qu’un petit mois avant de devenir complètement fou, et dont la bouche avait été cousue pour l’empêcher de cracher sur son tortionnaire, n’était même pas en mesure de se suicider. Des capteurs, des tubes, des micropompes et des biocircuits étaient là pour veiller à ce qu’il ne s’en sorte pas si facilement. Limité comme il l’était, il ne pouvait même pas hurler sa haine au visage de l’Archimandrite, car sa langue lui avait été arrachée en même temps que la tête.
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