Les deux créatures se sentirent mutuellement. Dans la main de l’Archimandrite, la sangsue s’étira, essaya d’atteindre la face de l’homme. Celui-ci se mit à respirer bruyamment par le nez et détourna la tête, comme s’il voulait disparaître dans le mur (ce n’était pas la première fois que l’assassin avait affaire à une sangsue-trompe). Malheureusement pour lui, les défenses enfoncées à l’arrière de son crâne limitaient grandement ses mouvements.
Luseferous observa cette tentative de fuite désespérée et maintint la bête en face du visage léonin et couvert de poils de l’humain, permettant à la bête suceuse de sang de renifler le parfum de cette masse tremblante et transpirante.
— À moins qu’ils aient effacé tous ces souvenirs lors de votre préparation, juste avant de vous envoyer me tuer ? Hein ? Il ne vous reste plus rien ? demanda-t-il en laissant la gueule entrouverte de la bête effleurer le nez de l’homme, qui grimaça, sursauta et émit un petit grognement terrifié. Alors ? Vous vous souvenez de votre maison, de vos loisirs ? Ce devait être un endroit agréable, un endroit où vous vous sentiez en sécurité, où vous fréquentiez des gens de confiance, des gens aimants ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Hein ? Allez-y, parlez !
Le prisonnier essaya d’éloigner davantage sa tête, étira la peau de son cou jusqu’à faire saigner une de ses plaies cicatrisées. La sangsue géante frétillait dans la main de Luseferous, tendait les lèvres pour s’accrocher à la chair du mâle humain. Alors même qu’elle semblait sur le point de réussir, l’Archimandrite l’éloigna du visage de son prisonnier et la laissa pendiller au bout de son bras, se tortiller avec toute l’énergie de son énorme et authentique frustration.
— Ici, c’est ma maison, monsieur l’assassin, dit Luseferous à l’homme. C’est mon chez-moi, mon refuge. Cet endroit, vous l’avez… envahi, souillé, déshonoré avec votre… complot. Votre tentative d’assassinat. Je vous ai invité dans ma maison, reprit-il d’une voix tremblante, à ma table, comme… comme cela se fait depuis des dizaines de milliers d’années humaines, et vous, vous ne souhaitiez que me faire du mal, me tuer. Ici, chez moi, où je devrais me sentir en parfaite sécurité.
Avec tristesse, l’Archimandrite secoua la tête devant tant d’ingratitude. L’assassin raté n’avait qu’un haillon crasseux pour dissimuler son intimité. Luseferous le lui arracha, et l’homme sursauta une nouvelle fois.
— Elles vous ont sacrément amoché, pas vrai ? dit-il en regardant les jambes du prisonnier frissonner violemment.
Il laissa tomber le vêtement par terre ; un serviteur le remplacerait demain.
— J’aime ma maison, ajouta-t-il calmement. Vraiment. Tout ce que j’ai fait, je l’ai accompli pour rendre la vie plus simple, pour améliorer les conditions de sécurité, pour que tout le monde se sente plus à son aise.
Il agita la sangsue devant ce qui restait des parties génitales de l’homme, mais la bête paraissait indifférente, et le prisonnier était déjà épuisé. L’Archimandrite lui-même n’était plus amusé par cette situation. Il tourna les talons avec élégance, avança jusqu’au parapet, laissa tomber l’animal dans le seau et retira son gant.
— Le temps est venu pour moi de partir, monsieur l’assassin, dit-il dans un soupir.
Il examina furtivement la silhouette enroulée et de nouveau immobile de la Colleuse. Elle avait changé de couleur, était passée du brun au jaune-vert pour disparaître au milieu de la mousse sur laquelle elle était étendue. Il ne restait plus des sangsues que quelques taches sur les parois de verre, ainsi qu’une odeur à peine perceptible et métallique : celle, étrange, du sang d’une autre espèce. L’Archimandrite se retourna.
— Oui, il me faut partir. Pour longtemps. Pour très longtemps, même. Et il semblerait bien que je n’aie pas le choix. Parce que, continua-t-il en se mettant à marcher en direction du prisonnier, on ne peut pas tout déléguer. Au bout du compte, on ne peut réellement faire confiance à personne – en particulier lorsqu’il s’agit d’affaires si importantes. Parfois, lorsque l’histoire est en marche trop loin de chez vous et que les communications prennent un temps précieux, il n’y a pas d’autre solution que de se rendre sur place. Qu’est-ce que vous en dites ? C’est triste, mais c’est comme ça. Toutes ces années passées à travailler durement pour rendre cet endroit parfaitement sûr… Et me voilà obligé de le quitter. Pour que tout soit encore plus sûr, pour asseoir ma puissance. Et tout cela à cause de gens comme vous, ajouta-t-il en tapotant l’une des défenses inférieures de l’humain. De gens qui me détestent, qui ne veulent pas écouter, qui ne savent pas ce qui est bon pour eux.
Il agrippa la défense et la secoua rudement. L’assassin grogna de douleur.
— Quoique…, dit Luseferous en lâchant prise et en haussant les épaules. La situation va-t-elle réellement s’améliorer ? C’est à voir. Je dois me rendre dans le système… Ulubis, il me semble. Parce qu’il pourrait y avoir des choses valables à y faire, parce que mes conseillers me le suggèrent et que mes espions m’y poussent. Évidemment, nous n’avons aucune certitude. Quoi qu’il en soit, cette affaire les excite énormément. Et impressionnable comme je le suis, ajouta-t-il en soupirant profondément, je vais suivre leur conseil. Croyez-vous que j’aie raison ?
Il s’interrompit un instant, comme s’il attendait une réponse.
— Je ne m’attends certes pas à ce que vous vous montriez honnête avec moi, mais tout de même… Qu’est-ce que vous en pensez ? Vous vous dites que j’ai tort, n’est-ce pas ?
Il suivit du bout du doigt le contour d’une cicatrice située sur l’abdomen de l’homme et se demanda nonchalamment s’il s’agissait d’une blessure infligée par ses inquisiteurs. Non, elle n’était pas suffisamment propre. L’assassin respirait rapidement et ne donnait pas l’impression d’être disposé à l’écouter. Derrière ses lèvres scellées, ses mâchoires semblaient toujours en état de fonctionner.
— Force m’est d’avouer que, pour une fois, je ne suis pas absolument sûr de moi. Si seulement vous pouviez me conseiller… Peut-être notre intervention ne va-t-elle pas du tout rendre nos vies plus tranquilles. Toutefois, je n’ai pas le choix. Je dois le faire, c’est tout. Hein ? fit-il en giflant légèrement l’humain, qui se recroquevilla de surprise. Ne vous en faites pas, vous pourrez m’accompagner. La flotte d’invasion sera nombreuse. Il y aura largement assez de place pour tout le monde. Et puis, ajouta-t-il en regardant autour de lui, je trouve que vous passez trop de temps ici. Vous devriez sortir de temps en temps.
L’Archimandrite Luseferous se sourit à lui-même.
— Après tous les ennuis que vous m’avez causés, je détesterais ne pas être là pour vous voir mourir. Mais si, mais si, vous allez m’accompagner. Jusqu’à Ulubis et Nasqueron.
* * *
Un jour de Désuétude II, Fassin Taak, qui était pourtant le plus parfait des neveux, fut convoqué par son oncle dans la salle de l’Oubli Provisoire.
— Mon neveu.
— Mon oncle. Vous désiriez me voir ?
— Hum…
Fassin Taak attendit poliment. Ces derniers temps, oncle Slovius était devenu coutumier de ces longues plages de silence, même lors d’échanges aussi anodins que celui-ci. Comme si son neveu venait réellement de lui donner matière à réfléchir. Fassin n’était pas certain de savoir interpréter cette attitude. Signifiait-elle que le vieux prenait ses responsabilités avunculaires avec trop de sérieux, ou bien qu’il était en train de devenir complètement sénile ? Quoi qu’il en fût, Slovius était le paterfamilias du Sept des Voyants de Bantrabal depuis presque trois siècles – ou plus de quatorze, selon le sens donné à ce mot –, et il avait gagné le droit d’avoir ce genre d’absences passagères.
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