Ils n’étaient certes plus innocents , se dit Fassin. Plus ils en apprenaient sur le monde, la galaxie et l’Âge dans lequel ils vivaient, plus il devenait évident que la société était organisée en échelons, que tout était une question de hiérarchie, que les ordres exécutés tout en bas de l’échelle étaient émis très, très haut, à un niveau insondable et glorieux. Ils étaient comme des rats de laboratoire qui grandissaient ensemble dans une cage, apprenaient à reconnaître leurs positions respectives – chacun son coin de litière –, testaient les faiblesses des uns et des autres, élaboraient des stratégies pour l’avenir, découvraient leur marge de manœuvre, évaluaient le potentiel de leur cadre de vie, rêvaient.
Taince renifla de mépris.
— Ce n’est sans doute ni la voiture de papa, dit-elle, ni celle de la compagnie. Je pencherais plutôt pour un genre de location-vente complexe, une magouille opaque impliquant une société écran gérée de façon semi-automatique.
Elle grogna et frappa sur le haut-parleur qui persistait à rester silencieux. Sal secoua la tête.
— Si jeune et déjà si cynique, commenta-t-il. Eh ! mais qu’est-ce que…, s’exclama-t-il en fixant du regard son volant en forme de papillon. Ça vibre !
— Ton engin te prévient que tu es trop près, dit Taince en désignant d’un mouvement de la tête la masse titanesque du vaisseau, qui les dominait de toute sa hauteur. Retire-toi, si tu ne veux pas finir à l’intérieur.
— Comment est-ce que tu peux parler de sexe dans un moment pareil ? demanda Sal avec un grand sourire. Aïe ! cria-t-il comme Taince lui donnait un coup de poing dans la cuisse. Tu m’attaques ! Je pourrais porter plainte contre toi.
Elle le frappa de nouveau. Il rit, diminua les gaz et enclencha les aérofreins, mettant leurs ceintures de sécurité à rude épreuve, jusqu’à ce que la vitesse de l’engin fût retombée à dix mètres par seconde.
Ils entrèrent dans l’ombre du vaisseau géant.
* * *
— Fassin Taak, dit le Majordome Verpych, dans quel pétrin nous avez-vous mis ?
Ils marchaient le long d’un couloir dépourvu de fenêtres, sous le centre de la Maison. Sans laisser à Fassin le temps de répondre, Verpych désigna de la tête un couloir transversal et s’y engouffra.
— Par ici.
Fassin allongea sa foulée pour le rattraper.
— Je n’en sais pas plus que vous, Majordome.
— Je vois que vous maîtrisez toujours l’art de la litote.
Fassin accusa le coup et essaya de trouver quelque chose d’intelligent à rétorquer. En attendant, il arbora ce qu’il espérait être un sourire tolérant ; de toute façon, Verpych ne le regardait pas. Le Majordome était un homme petit mais puissant, à la peau couleur crème, à la barbe de plusieurs jours. Sa tête semblait avoir été sculptée dans du grès. Il avait la mâchoire carrée, les dents perpétuellement serrées et le front plissé. Exception faite de sa très longue queue de cheval, son crâne était rasé. Il serrait son bâton d’obsidienne – symbole de sa fonction – comme s’il s’agissait d’un dangereux serpent noir. Son uniforme était noir comme la suie, comme la nuit.
En tant que futur Voyant en chef, Fassin était supposé pouvoir exercer son autorité sur Verpych. Cependant, face au domestique le plus important de la famille, il se sentait comme un gamin surpris en train de faire quelque chose de vraiment très malséant. Fassin supposait qu’ils auraient tous les deux du mal à se remettre de son inévitable nomination au poste de Voyant en chef.
Verpych pivota sur ses talons et marcha tout droit vers une peinture abstraite accrochée au mur. Il agita son bâton comme pour montrer un détail de l’œuvre d’art, et celle-ci s’escamota, disparut tout entière dans le sol. Le Majordome s’engagea dans le couloir faiblement éclairé ainsi révélé. Il ne se donna pas la peine de regarder derrière lui si Fassin lui emboîtait le pas.
— C’est un raccourci, se contenta-t-il de dire.
Le tableau reprit doucement sa place, plongeant le couloir dans le noir. C’était un endroit austère, brut, bien différent du reste de la Maison. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait mis les pieds dans un couloir de service. Lorsqu’il était enfant, il avait exploré tout le bâtiment avec ses amis.
Ils s’arrêtèrent devant un ascenseur. La porte s’ouvrit avec un bruit de carillon. Un jeune garçon se tenait à l’intérieur de la cabine. Il avait un plateau encombré de verres sales dans une main et, de l’autre, s’affairait sur les boutons du tableau de commandes, l’air complètement perdu.
— Sors de là, espèce d’idiot, lui dit Verpych. L’ascenseur m’attendait.
Le jeune homme écarquilla les yeux, bredouilla quelque chose et sortit de la cabine en manquant de peu renverser son plateau. Le Majordome appuya sur un bouton à l’aide de son bâton, la porte se referma et la cabine – boîte métallique au sol poli par le temps – entama sa descente.
— Vous vous êtes remis de votre réveil précipité, Majordome ? demanda Fassin.
— Complètement, répondit l’homme d’un ton cassant. Résumons-nous, Voyant Taak… En supposant que mes incapables de techniciens ne se soient pas électrocutés et qu’ils n’aient pas eu l’idée saugrenue de regarder dans les fibres optiques pour voir ce qu’il y avait dedans, tout devrait être prêt pour que vous puissiez converser avec cette chose une heure environ avant minuit. Dix-neuf heures, cela vous va ?
Fassin réfléchit quelques instants.
— En fait, Mlle Jaal Tonderon et moi étions censés…
— Vous étiez supposé me répondre « oui », et rien d’autre, Voyant Taak.
Fassin regarda le vieil homme en fronçant les sourcils.
— Dans ce cas, pourquoi m’avoir…
— Question de politesse.
— Ah ! Évidemment. La politesse est une qualité difficile à acquérir.
— Au contraire. La déférence, en revanche, est assez dure à maîtriser.
— Vos efforts sont appréciés à leur juste valeur, j’en suis sûr.
— Vous servir est ma raison d’être, jeune maître, dit Verpych avec un sourire pincé.
Fassin soutint longuement le regard du Majordome.
— Verpych, vous pensez que je vais avoir des ennuis ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit le domestique en regardant ailleurs. Cette histoire d’émissaire est sans précédent dans l’histoire du Sept Bantrabal. J’en ai discuté avec d’autres Majordomes, et aucun d’entre eux n’a jamais vu quelque chose de ce genre. Nous pensions tous que ces phénomènes étaient réservés au Hierchon et à ses amis de la capitale. J’ai envoyé un message à un de mes contacts, au palais, histoire de demander quelques conseils, mais je n’ai reçu encore aucune réponse.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit, et ils sortirent de la cabine. Un autre couloir, plutôt chaud, taillé dans la roche, en courbe. Le Majordome considéra Fassin avec ce qui aurait pu être de l’inquiétude ou de la compassion.
— Néanmoins, « sans précédent » ne signifie pas forcément « grave », Voyant Taak.
Fassin était très sceptique, mais il ignorait si son visage traduisait l’intensité de son sentiment.
— Que dois-je faire ? demanda-t-il.
— Présentez-vous à la salle d’audience, au dernier étage, à dix-neuf heures. Même un peu avant.
Ils arrivèrent devant une fourche et un couloir plus large, dans lequel des techniciens en uniforme rouge poussaient tant bien que mal une palette chargée d’un matériel mystérieux vers une porte à deux battants.
— Si seulement Olmey était là, dit Fassin.
Tchayan Olmey avait été son mentor et sa tutrice durant sa jeunesse et aurait pu – si elle n’avait choisi de se consacrer à l’enseignement et à la direction de la bibliothèque de la Maison – devenir la prochaine materfamilias et Voyante en chef.
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