Dans leur transe narcotique, dans le temps ralenti qui leur donnait l’impression que le vol était douze, soixante ou n fois plus rapide qu’il ne l’était en réalité – les vastes continents de nuages défilaient sous eux comme de la mousse, les étoiles tournoyaient follement dans le ciel, les volutes de gaz s’enroulaient autour d’eux comme des draps dans la tempête –, les Habitants accrochés au cimeterre voyaient les jours s’allumer et s’éteindre comme un stroboscope, et la planète tourner sous leurs pieds à la façon d’une bobine titanesque.
Fassin Taak quitta le clipper, rattrapa l’engin avec circonspection, puis ancra lentement son gazonef sous la coque de diamant qui abritait le Sage-Jeune Zosso, un Habitant vieux de deux milliards d’années, mince, sombre et à l’air usé.
Fassin passa lui aussi en temps ralenti. L’aile géante, les nuages, les étoiles, tout sembla s’accélérer à la façon d’un enregistrement sur un écran. Le bourdonnement des moteurs et le sifflement des gaz se firent progressivement de plus en plus aigus, se résumèrent bientôt à un couinement lointain et haut perché, avant de disparaître complètement.
L’Habitant situé juste au-dessus de lui remua et frissonna dans son harnais, lui laissa le temps de se synchroniser avant de lui envoyer :
— Qu’êtes-vous donc, personne ?
— Je suis un humain, monsieur. Je suis Voyant à la cour de Nasqueron, et je me trouve à l’intérieur de ce gazonef, de ce scaphandre. Je m’appelle Fassin Taak, du Sept Bantrabal.
— Je suis Zosso, de nulle part en particulier. D’ici. Jolie vue, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Je suppose néanmoins que ce n’est pas la raison de votre présence ici.
— Vous supposez bien.
— Vous souhaitez peut-être me demander quelque chose ?
— On m’a dit que j’avais besoin de traverser une région dont je n’ai jamais entendu parler pour retrouver la trace d’un Habitant qu’il me faut absolument rencontrer. Et l’on m’a dit que vous pourriez m’aider.
— C’est probablement vrai, à condition que j’accepte de me déranger. Il est étrange que l’on continue de faire attention à ce que raconte un vieillard sénile comme moi. Qui sait ? Si j’étais à votre place ou si j’étais beaucoup plus jeune, je ne sais pas si je ferais confiance à un grabataire comme moi. Non, je dirais probablement quelque chose du genre « Écoute-moi ce vieux…» Oh ! je vous demande pardon, jeune homme, je crois que je m’égare un peu. Où donc souhaiteriez-vous vous rendre ?
— Dans un endroit connu parfois sous le nom de Hoestruem.
Le lendemain de la bataille, en milieu de matinée, Drunisine en personne était venu dans les quartiers que Fassin partageait avec les deux Habitants…
— Nous vous avons suffisamment retardé. Vous êtes libre de partir. Je mets un clipper à votre disposition pour deux dizaines de jours. Au revoir.
— Euh, je pourrais vous demander quelques précisions ? avait tenté Y’sul…
— Hoestruem ? Cela ne me dit rien du tout, répondit Zosso, tandis que la nuit le couvrait furtivement de son voile.
— C’est tout près, voire même à l’intérieur d’Aopoleyin, envoya Fassin. Apparemment, l’endroit est associé d’une manière ou d’une autre à Aopoleyin, reprit-il comme le vieil Habitant gardait le silence.
Il suivait les conseils de Valseir. Pourtant, Fassin n’avait trouvé aucune mention d’Aopoleyin dans sa base de données. Il commençait à se demander si le scan de vérification qu’il avait été obligé de faire subir à son gazonef avant de quitter l’ Isaut n’avait pas effacé une partie de sa mémoire.
— Ah ! envoya Zosso. Aopoleyin. Oui, j’en ai entendu parler. Hmm… Dans ce cas, si j’étais vous, je parlerais à Quercer & Janath. Oui, vous aurez besoin d’eux, je crois. Dites que vous venez de ma part. Oh ! et demandez-leur de me rendre ma cape. Cela marchera peut-être. Remarquez, je ne garantis rien.
— Quercer & Janath. Demander pour votre cape…
Le vieil Habitant se rapprocha légèrement par saccades et observa Fassin.
— Je tiens à vous dire qu’il s’agit d’une cape magnifique.
Il recula et fit de nouveau face aux nuages et aux étoiles, à la danse incessante du jour et de la nuit.
— Elle me serait bien utile ici. Il y a beaucoup de vent, vous savez.
CINQ
Conditions de passage
— Où ?
— Où voulez-vous aller ?
— À Hoestruem, près d’Aopoleyin, répondit Fassin.
— Nous savons où se trouve Hoestruem.
— Nous ne sommes pas stupides.
— Enfin, moi, je ne le suis pas. Pour Janath…
— J’ai rempli mon quota de stupidités en m’associant avec toi.
— Excusez mon partenaire. Nous vous avons demandé des précisions à cause de votre indicible étrangeté. Quel choc pour nous ! Donc, vous voulez aller à Hoestruem.
— Oui, répondit Fassin.
— Et c’est Zosso qui vous envoie ?
— Toujours pas oublié cette satanée cape, le bougre.
— C’est un code utile, néanmoins.
— Hoestruem.
— Hoestruem.
— C’est faisable.
— Oui, mais restent à déterminer le pourquoi et le comment.
— Pas de problème pour le comment.
— Oui, oui, le comment n’est pas un souci. En revanche, le pourquoi…
— Oui. Pourquoi nous donnerions-nous la peine de…
— Pourquoi devrions-nous…
— De la rhétorique et rien d’autre.
— La décision nous appartient à tous les deux.
— Absolument.
— Zosso demande.
— Oui, il demande, le bougre.
— Doit-on lui faire plaisir pour autant ?
— Nous pourrions nous contenter de lui rendre sa cape.
— Y a-t-il jamais eu une cape ?
— Une vraie cape ?
— Oui.
— Maintenant que tu le dis…
— Peu importe.
— Oui, c’est hors sujet.
— Ne nous aventurons pas sur ce terrain dangereux.
— Zosso. Requiert notre aide. Pour ce gentilhomme équipé d’un gazonef.
— Hum ! fit Y’sul.
— Et son ami.
— Oui, n’oublions pas son ami.
— Et mentor, fit remarquer Y’sul.
— Et mentor, effectivement.
— Alors, on le fait, on ne le fait pas ?
— Oui. Non. Rayez la mention inutile.
— C’est cela.
— Précisément.
— Prenez votre temps, ajouta Y’sul.
Ils se trouvaient dans un bar pivotant d’Eponia, une cité globulaire perdue dans les déserts chaotiques et froids de la région polaire nord. Le clipper qu’ils avaient emprunté s’était très bien comporté, volant comme un appareil suborbital, traversant la planète de façon nette et précise, par bonds successifs savamment calculés, avant de ralentir, de couler et de s’arrêter près de la grande cité. La structure arachnéenne de celle-ci, semblable à un nuage, occupait des centaines de kilomètres cubes de gaz froid et stagnant, à quinze kilomètres à peine du pôle de la géante gazeuse.
Ils avaient suivi la trace de Quercer & Janath jusque dans ce bar appelé Le Bâillement liquide. Valseir avait hésité à quitter le clipper, mais Fassin et Y’sul s’étaient aussitôt glissés dans une nacelle d’accélération, qui les avait conduits, un peu chancelants, jusqu’à l’alvéole occupé par les deux capitaines voyageurs.
Fassin n’avait encore jamais rencontré de capitaine voyageur. Il en avait entendu parler et croyait savoir qu’on les trouvait principalement dans la bande équatoriale – lorsqu’on arrivait à les trouver, car ils étaient discrets et n’aimaient guère la compagnie. Il avait déjà essayé d’en croiser, mais n’y était jamais parvenu, le plus souvent à cause d’un problème de dernière minute.
Читать дальше