À l’époque, Saluus avait encore des doutes. L’ampleur du gâchis lui faisait un peu peur. Mais aujourd’hui, il était plus vieux, plus sage, et il avait accepté l’idée que la manière dont les choses fonctionnaient réellement était plus importante que la théorie (évidemment, le public, lui, devait continuer de penser le contraire).
Sauf qu’aujourd’hui ils devaient faire face à un danger mortel et imminent. Devait-on persister à encourager les divisions et les inimitiés alors que l’union seule pouvait nous sortir du pétrin ?
Et puis merde ! Il y aurait toujours de la compétition. Les organisations armées avaient pour mission de lutter pour protéger un territoire, de faire la guerre, de vaincre. Entre elles, la concurrence était saine.
Si la flotte en principe énorme et hyperpuissante de la Mercatoria n’était pas déjà en train de foncer dans leur direction, peut-être qu’une partie de la population d’Ulubis – une partie non négligeable, même – aurait choisi de ne pas résister trop vigoureusement à l’envahisseur, voire de ne pas résister du tout et de l’accueillir à bras ouverts.
Malgré la propagande officielle, les rapports de police et les sondages secrets indiquaient que les gens ordinaires ne verraient aucun inconvénient à basculer sous l’autorité conjuguée des forces des Dissidents et des Affamés. Ce qui signifiait très probablement que des personnes haut placées pensaient secrètement la même chose, ou se mettraient rapidement à le penser lorsque leurs biens, leurs richesses ou leur vie seraient menacés.
Même certaines des personnes assises autour de cette table impressionnante, dans cette salle de réunion aux allures de salle du conseil, auraient été tentées d’imaginer une solution pacifique à la crise à venir, une solution qui n’impliquerait pas de résister jusqu’au dernier vaisseau et au dernier soldat. Si la flotte de la Mercatoria n’était déjà en route.
Saluus supposait qu’ils devaient effectivement considérer que la flotte était en route. Il y avait d’autres possibilités, qu’il avait toutes envisagées – et disséquées en compagnie de ses conseillers et experts –, avant de les rejeter définitivement. Que la Liste des Habitants existât ou non, tout le monde s’était mis d’accord pour faire comme si, et c’était tout ce qui importait. C’était un peu comme pour l’argent : tout était une question de confiance, de foi. Sa valeur n’était ni réelle, ni fondée ; elle dépendait de la perception de la population.
Mais cela n’avait aucune importance. Après avoir passé en revue les derniers rapports d’espionnage, après l’avoir personnellement mis en cause en l’accusant de ne pas avoir rendu les vaisseaux modifiés invulnérables aux armes des Habitants, on commençait enfin à parler de choses sérieuses.
De retour dans la sinistre réalité.
— L’important, commença l’amiral Brimiaice (l’officier quaup aimait commencer ses phrases par « l’important » ou « finalement »), c’est que les Habitants ne semblent pas disposés à poursuivre les hostilités.
Après leur furieuse contre-attaque initiale et la façon dont ils avaient traqué les vaisseaux restés en orbite, les Nasquéroniens étaient brusquement redevenus eux-mêmes, à savoir complètement ineptes et stupides, clamant qu’il s’était agi d’une lamentable erreur, et allant même jusqu’à leur proposer de les aider à reconstruire Troisième Furie.
— Merde, heureusement ! lança le général de la Garde Thovin. Sinon, nous n’aurions absolument aucune chance. Face aux Dissidents, aux Affamés et aux Habitants ! Putain ! Aucune chance ! Pas la moindre !
Thovin était un homme courtaud et épais, à l’allure puissante et sombre. Il parlait d’un ton bourru, comme il se devait.
— Alors que là, nous n’avons presque aucune chance, rétorqua le colonel Somjomion avec un sourire pincé.
— Nous avons toutes nos chances, madame ! tonna l’amiral Brimiaice en frappant la table avec un brassard tubulaire.
Son corps habillé d’un splendide costume d’apparat, semblable à un aéronef superbement taillé, de la taille d’un petit hippopotame, s’éleva au-dessus de la table.
— Les discours défaitistes n’ont pas leur place ici ! ajouta-t-il.
— Oui, mais nous avons soixante-dix vaisseaux de moins qu’hier, leur rappela le colonel de l’Ocula d’un ton neutre.
— Il nous reste la volonté, dit Brimiaice. C’est le plus important. Et nous avons encore beaucoup de vaisseaux. Plus tous ceux qui sont en cours de construction, reprit-il en se tournant vers Saluus, qui hocha la tête et tâcha de dissimuler sa satisfaction.
— Oui, mais fonctionnent-ils ? marmonna l’ecclésiastique Voriel de la Cessoria, qui, pour une raison mystérieuse, paraissait en vouloir personnellement à Saluus.
— Bon ! nous avons déjà parlé de tout cela, intervint rapidement le Premier secrétaire Heuypzlagger en regardant Saluus du coin de l’œil. S’il existe le moindre problème dans la construction des nouveaux vaisseaux, je suis certain que l’enquête le mettra facilement en évidence. À présent, concentrons-nous plutôt sur ce que nous pouvons faire d’autre.
Saluus commençait à s’ennuyer sérieusement. Autant prendre les choses en main. Le moment n’était pas plus mal choisi qu’un autre.
— Une ambassade, dit-il en jetant un regard circulaire sur la tablée. Voilà ce que je suggérerais. Créons une ambassade auprès des Habitants de Nasqueron afin de préserver la paix, d’éviter tout « malentendu » entre eux et nous, de tenter de les impliquer dans la défense du système et, si possible, de les amener à nous faire profiter des armes extrêmement impressionnantes qu’ils semblent posséder, soit physiquement, soit encore sous une forme théorique.
— Eh bien…, commença Heuypzlagger en secouant la tête.
— Oh ! notre ami de l’Acquisitariat est un diplomate, fit observer Voriel en hésitant entre le sourire et le ricanement.
— Oui, mais il faudrait encore plus de vaisseaux prétendument adaptés à l’atmosphère de Nasqueron pour la protéger ! protesta Brimiaice.
— Nous avons déjà quelqu’un sur place, non ? remarqua Thovin.
Somjomion le fixa longuement en plissant les yeux.
La réunion dura une éternité. Mais comme les meilleures choses avaient une fin… Saluus retrouva sa nouvelle maîtresse ce soir-là, dans sa maison sur l’eau, sur Murla, où il l’avait vue la première fois à la lumière du jour et s’était dit que, oui, il était plutôt intéressé. C’était au cours d’un brunch avec sa femme (et sa nouvelle petite amie), Fass et les jumelles Segrette, le lendemain de leur virée au Narcatéria de Boogeytown.
* * *
Le voltigeur Sheumerith planait à haute altitude, dans l’espace dégagé situé entre deux couches brumeuses. Il chevauchait les jet-streams de gaz, paraissait vouloir rattraper les étoiles qui, de temps à autre, filtraient, minuscules et lointaines, à travers le brouillard jaune et les nuages ambrés et fins qui filaient perpétuellement au-dessus de lui.
Le grand aéronef était un cimeterre géant doté de nacelles pour la propulsion, articulé comme une vague, large de dix kilomètres, long de seulement trente mètres et haut de vingt mètres. C’était une sorte de filament, une plume transportée à jamais par le vent, qui se découpait sur la toile de fond éternelle des nuages. Des Habitants par centaines étaient accrochés au navire, suspendus, connectés comme des avions ravitaillés en vol par des câbles fixés au bord de fuite de l’aile. Ils étaient installés confortablement dans des poches de gaz calme constituées de simples coquilles de diamant ouvertes à l’arrière et qui, pour l’observateur humain, évoquaient immanquablement des mains réunies en coupe.
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