Fassin regarda le cadavre extraterrestre – mince, sombre, un compromis entre une raie manta et une étoile de mer géante – qui gisait dans son cercueil de fer. Le fer, issu de météorites, avait toujours été un métal précieux pour les Habitants. Ils y attachaient une valeur sentimentale et l’utilisaient dans les cérémonies. C’était un honneur pour Hatherence que d’être traitée de la sorte. Dans la lumière déclinante, ses restes – sombres par nature, puis noircis par le rayon qui l’avait tuée – ressemblaient à des éclats de ténèbres.
Fassin sentit des larmes lui monter aux yeux sous le gel protecteur, à l’intérieur de ce gazonef qui était son cercueil à lui. Il sut qu’une partie quasi animale de son être était en train de pleurer non pas le colonel de l’Ocula, mais tous les gens qu’il connaissait et qui étaient morts récemment, qu’il avait perdus sans les avoir revus une dernière fois, même dans la mort, sans parvenir à croire tout à fait qu’ils n’étaient plus, car tout cela était arrivé si loin de lui, si bien qu’il n’avait même pas été en mesure de leur rendre un dernier hommage. Ils étaient perdus pour son intellect, mais pas pour ses émotions, car, malgré tout ce qu’il savait, il refusait d’admettre qu’il ne les reverrait plus jamais.
— J’avoue, commença Setstyin, que je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il convient de dire en de telles occasions, Voyant Taak. Et vous ?
— Les aHumains disent que nous venons du néant et que nous devons retourner au néant, que nous sommes tous des ombres qui attendent de trouver la lumière et l’apaisement. Les pHumains, eux, parlent de poussière et de cendres.
— Elle n’aurait peut-être pas apprécié d’être traitée comme l’une des nôtres. Qu’en pensez-vous ? demanda Setstyin.
— Je crois au contraire qu’elle aurait été très honorée.
— Bon ! eh bien…, s’impatienta Y’sul.
Valseir s’inclina de façon formelle.
— Colonel Hatherence, commença Setstyin dans ce qui ressemblait à un soupir en regardant le corps étendu dans son cercueil. Vous avez atteint le grade et le statut de colonel de la Mercatoria, ce qui est une prouesse considérable. Nous pensons que vous avez bien vécu et savons que vous êtes morte comme il se devait. Vous avez péri en même temps que beaucoup d’autres, mais au bout du compte, nous sommes seuls dans la mort. Votre solitude à vous est peut-être plus intense encore, car vous avez quitté ce monde loin des vôtres et en compagnie de gens étrangers à votre espèce. Vous êtes tombée au combat, nous vous avons retrouvée, et nous allons vous envoyer dans les Profondeurs, là où gisent nos morts révérés, sur la surface rocheuse du cœur de notre planète. Voyant Taak, souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Fassin réfléchit un instant. Finalement, il se contenta de dire :
— Je pense que le colonel Hatherence était quelqu’un de bien. C’était une Oerileithe extrêmement courageuse. Je ne la connaissais que depuis une centaine de jours et, bien qu’elle ait été ma supérieure hiérarchique, j’ai appris à l’apprécier comme une amie. Elle est morte en essayant de me protéger. Je ne cesserai jamais d’honorer sa mémoire.
Il signifia qu’il n’avait rien à ajouter. Setstyin acquiesça et désigna le couvercle ouvert du cercueil.
Fassin s’approcha de la boîte et la referma avec ses bras manipulateurs. Alors, Setstyin et lui soulevèrent la lourde bière et la laissèrent glisser par-dessus le bord du balcon. Hatherence tomba et s’enfonça aussitôt dans un nuage épais couleur d’hématome.
Ils flottèrent tous au-dessus du vide et attendirent que le cercueil ait disparu, minuscule point noir avalé par un néant violet foncé.
— Un de mes vieux cousins a été percuté par une de ces choses, un jour qu’il se promenait dans les Profondeurs, dit Y’sul, pensif. Il n’a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Mort sur le coup.
Les autres le regardaient fixement.
— Ben oui, c’est la vérité vraie, se défendit-il en haussant les roues.
* * *
Valseir trouva Fassin dans la galerie, le regard perdu dans les courants gazeux mis en évidence par sa vision infrarouge, tandis que l’ Isaut fonçait on ne savait où.
— Fassin.
— Valseir. Sommes-nous libres de partir ?
— Je ne pense pas. Pas encore.
Pendant quelque temps, ils observèrent la nuit s’écouler autour d’eux. Un peu plus tôt, Fassin s’était donné la peine d’étudier les rapports concernant la bataille. Ceux des deux camps. Les Habitants avaient soigneusement sélectionné leurs images de manière à donner l’impression que les cuirassés seuls avaient gagné la bataille. Le peu d’informations qu’il avait tirées des réseaux de la Mercatoria parlaient de la disparition possible d’une flotte entière. En revanche, aucune image n’était montrée. Ce qu’on n’avait pas vu n’avait pas existé. Cependant, la population avait compris qu’on lui cachait quelque chose. Les deux camps minimisaient les événements, laissaient entendre qu’il y avait eu un malentendu, qu’ils avaient tous les deux subi des pertes très importantes, ce qui, se dit Fassin, était à moitié ou aux trois quarts vrai, et donc beaucoup plus près de la réalité qu’on aurait pu le supposer dans de pareilles circonstances.
— Alors, qu’est-il arrivé à ce dossier ? demanda l’humain. Si tant est qu’il ait jamais existé.
— Il y a bien un dossier, répondit Valseir. Je l’ai gardé précieusement pendant très longtemps, et puis, il y a vingt et un ans, vingt-trois ans, je l’ai donné à mon bon ami et collègue Leisicrofe, qui s’en allait loin faire des recherches.
— Il n’est pas encore rentré ?
— Non.
— Quand est-il supposé revenir ?
— J’ignore s’il reviendra un jour. Mais, le cas échéant, il n’aura plus ces données.
— Où seront-elles, alors ?
— Là où il les aura laissées. Je n’en sais rien.
— Comment puis-je trouver votre ami Leisicrofe ?
— Il faudra le suivre, et ce ne sera pas facile. Vous aurez besoin d’aide.
— J’ai Y’sul. Il s’est toujours débrouillé pour…
— Y’sul ne vous suffira pas.
Fassin se tourna vers le vieillard.
— Vous voulez dire qu’il faudra quitter la planète, c’est cela ?
— En quelque sorte, répondit Valseir sans le regarder, en fixant la nuit noire.
— À qui devrai-je demander de l’aide ?
— Je m’en suis déjà chargé pour vous.
— Vraiment ? C’est très gentil de votre part.
Valseir resta silencieux pendant quelques instants, puis dit :
— La gentillesse n’a rien à voir dans cette affaire, Fassin. Personne, reprit-il en faisant face à la pointe de flèche, personne de sensé n’accepterait d’être impliqué dans une affaire aussi importante que celle-ci. Si ce que vous recherchez existe réellement, ne serait-ce qu’en partie, nos vies à tous pourraient être complètement bouleversées. Je suis un Habitant. Mon espèce a une longue histoire derrière elle. Elle s’est développée – de façon certes égoïste –, s’est dispersée parmi les étoiles. Nous n’apprécions guère les changements brutaux et importants. Peut-être avons-nous cela en commun avec les autres espèces de cette galaxie. Certains d’entre nous seraient prêts à tout pour empêcher de tels changements de survenir, pour que les choses restent telles qu’elles sont.
» Fassin, vous devez bien comprendre que nous ne sommes pas une monoculture parfaitement homogène. Nous nous différencions de façons subtiles et extrêmement difficiles à comprendre, même pour un Voyant aussi expérimenté que vous. Il est certaines choses, au sein de nos mondes, que la plupart d’entre nous ignorent ; il existe des différences d’opinions profondes entre nos factions, exactement comme chez les Rapides.
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