— Je l’avais déjà dit…
— Je sais. Mais, je m’adresse à quelqu’un d’autre.
Ils étaient dans un autre amas, un autre système solaire, une autre partie de la galaxie. Si ce qu’il venait d’entendre était vrai, Ulubis – l’étoile et le système – était à trente-quatre mille années-lumière dans leur dos. Il existait donc dans le système un portail relié à un trou de ver, dont ni Y’sul ni Fassin n’avaient jamais entendu parler.
Le Nébuleux appelé Hoestruem faisait une année-lumière de diamètre. Selon les personnes interrogées, les Nébuleux étaient des êtres intelligents, semi-intelligents, proto-intelligents, avancés ou pas du tout intelligents. Ce dernier point de vue n’était partagé – ou feint d’être partagé – que par ceux qui avaient l’habitude de faire des profits avec les grands nuages de gaz. Les Nébuleux étaient certes plus proches des colonies végétales que de n’importe quel animal, et leur composition était similaire à celles des nuages de gaz interstellaires qu’ils habitaient/étaient (la distinction n’était pas encore clairement établie).
Ils faisaient donc partie des Cincturias, de ces êtres, espèces, machines, détritus intelligents qui subsistaient – généralement – entre les systèmes solaires et n’entraient dans aucune autre catégorie (ils ne colonisaient pas les comètes comme les Ecliptas, ne flottaient pas au-dessus des naines brunes comme les Plenas, et n’étaient pas aussi exotiques que les espèces pénombrales non baryoniques, les Quantarchs des flux ou les espèces qui peuplaient treize dimensions à la fois).
Leisicrofe, l’ami de Valseir, étudiait les Cincturias. Depuis quelque temps, il visitait la galaxie, se rendait sur le terrain pour rencontrer les objets de ses recherches – Nébuleux, Voiliers à nacelle, Baragouineurs, Arpenteurs, etc. Il avait choisi de rencontrer Hoestruem, car c’était le seul Nébuleux qui vivait à proximité d’un portail. D’un portail dont la Mercatoria et le reste de la galaxie dite civilisée ne connaissaient pas l’existence.
L’étoile Aopoleyin n’était qu’à douze jours-lumière de là. Hoestruem, qui était beaucoup plus vaste que le système lui-même, était en train de traverser ce dernier, car il souhaitait – et le mot était parfaitement approprié – se rendre de l’autre côté de la galaxie. L’Habitant Leisicrofe était quelque part dans les parages, dans son appareil monoplace, ou du moins l’avait été. Les senseurs du Velpin avaient entrepris de retrouver sa trace.
— Combien de temps sommes-nous restés dans les vapes ? demanda Fassin à Quercer & Janath.
Ils flottaient dans la salle de contrôle du vaisseau pour assister au travail des scanners, qui cherchaient frénétiquement tout ce qui pouvait ressembler à un engin volant. Mais il s’agissait d’un processus extrêmement lent, car les Habitants avaient promis aux Nébuleux de réduire considérablement leur vitesse lorsqu’ils les traversaient. Les Nébuleux étaient élastiques, mais les filaments, les bandes de gaz arachnéennes et ténues qui constituaient leurs organes sensoriels étaient pour le moins délicats, d’où la nécessité, pour un vaisseau de la taille du Velpin , de voler aussi lentement et précautionneusement que possible pour éviter de causer trop de dommages. L’appareil envoyait en continu un message à l’attention de Leisicrofe, mais Quercer & Janath avaient peu d’espoir de voir ce dernier leur répondre. De fait, ces satanés chercheurs étaient du genre à éteindre leurs communicateurs pour ne pas être dérangés.
Les jumeaux paraissaient vraiment perplexes. Ils tremblaient, agitaient leur combinaison chatoyante.
— Combien de temps êtes-vous restés où ?
— Combien de temps sommes-nous restés inconscients ? précisa Fassin.
— Quelques jours.
— Et quelques jours de plus.
— Sérieusement…, insista l’humain.
— Pourquoi « nous » ? protesta Y’sul. Je n’étais pas inconscient, moi !
— Ah !
— Vous voyez ?
— Votre ami n’est pas d’accord avec vous.
— Vous avez dit « quelques jours », reprit Fassin.
— Quelques jours ? demanda Y’sul. Quelques jours ? Nous ne sommes pas restés inconscients quelques jours, ni même une seule journée ! N’est-ce pas ?…
— Le processus prend du temps, requiert de la patience, expliqua le jumeau. Le mieux, c’est de dormir. Comme cela, vous ne nous embêtez pas.
— Autrement, comment aurions-nous fait pour vous faire passer le temps, pour vous distraire ?
— Et puis, il y a la question de la sécurité.
— Évidemment.
— Je me suis tout juste assoupi ! protesta de nouveau Y’sul. J’ai fermé les yeux un petit instant pour réfléchir, méditer, c’est tout !
— Oui, pendant environ vingt-six jours.
— Nous sommes restés inconscients pendant vingt-six jours ? demanda Fassin.
— Oui, des jours standards.
— À peu près.
— Quoi ? hurla Y’sul. Vous voulez dire que vous nous avez délibérément fait perdre connaissance ?
— Eh bien, c’est une façon de dire les choses.
— Une façon de dire les choses ! grogna littéralement Y’sul.
— Oui.
— Une façon de dire quoi ?, espèces de tortionnaires, de kidnappeurs sans foi ni loi !
— Une façon de dire la vérité, tout simplement.
— Si j’ai bien compris, vous nous avez drogués ou endormis, je ne sais comment ? hurla presque Y’sul.
— Oui. Autrement, vous ne nous auriez pas laissés tranquilles.
— Comment osez-vous ? couina Y’sul.
— Et puis, c’est obligatoire pour qui veut utiliser un tube.
— C’est une condition de passage, si vous voulez, expliqua la moitié gauche de Quercer & Janath.
— Parfaitement. C’est obligatoire. On ne peut y échapper.
— Si nous n’avions pas respecté ces conditions, nous n’aurions pas pu vous aider.
— Oui, impossible d’utiliser le tube sans appliquer les règles.
— Quoi ? Mais que… Espèces de… ! cracha Y’sul.
— Ah ! fit Fassin en faisant signe à son ami de le laisser parler. Oui. J’aimerais vous poser quelques questions à propos de ce moyen de transport, si cela ne vous dérange pas.
— Absolument.
— Ne vous gênez pas.
— Mais soignez vos questions. Nos réponses, quant à elles, risquent d’être légèrement farfelues.
— … Jamais entendu quelque chose d’aussi stupide de toute mon…, marmotta Y’sul en se laissant flotter jusqu’aux affichages holographiques des scanners de moyenne portée et en les allumant, comme s’ils étaient en mesure de les aider à localiser le vaisseau de Leisicrofe.
Fassin savait bien qu’il était resté inconscient plus d’une heure ou deux. Sa physiologie ainsi que l’ampleur du nettoyage effectué à son réveil par le gel protecteur et le fluide respiratoire en étaient la preuve. Savoir qu’il s’était écoulé vingt-six jours était un soulagement plus qu’autre chose. Évidemment, perdre autant de temps sans en avoir été informé au préalable, sans s’en être rendu compte, était déconcertant et laissait un arrière-goût de vulnérabilité plutôt désagréable (le retour se ferait-il dans les mêmes conditions ?), mais, au moins, ils n’avaient pas dit un an ou vingt-six ans. Le diable savait ce qui s’était passé dans le système Ulubis durant ce laps de temps – comme les systèmes de son gazonef avaient été éteints, il n’avait aucun moyen de vérifier qu’il s’était effectivement écoulé seulement vingt-six jours. En revanche, force lui était d’admettre qu’au moins une partie de la légende de la Liste des Habitants était fondée. Il y avait bel et bien des trous de ver secrets. Enfin, il y en avait au moins un. Tout bien considéré, ce tunnel entre Ulubis et Aopoleyin avait très peu de chances d’être unique en son genre. Cette découverte à elle seule justifiait la perte de quelques dizaines de jours.
Читать дальше