— Oui, inutile de vous inquiéter.
— Moi, on me croira ! s’exclama soudain Y’sul en tournant le dos aux moniteurs qu’il était en train de fixer.
Quercer & Janath roulèrent de façon théâtrale, l’air de dire qu’ils avaient oublié l’existence de cet énergumène.
— Vous n’êtes pas sérieux !
— Pas sérieux ! entonnèrent-ils presque de conserve.
Y’sul gloussa d’un air amusé.
— Bien sûr que non, dit-il en se retournant vers les écrans et en marmonnant dans sa barbe. Pour qui me prenez-vous ? J’aime trop la vie, moi. Je tiens à mes souvenirs, merci…
* * *
Ils poursuivirent leurs recherches. Fassin tenta d’interroger les systèmes du Velpin , histoire de vérifier s’ils n’avaient pas leur propre liste, leur propre plan du réseau de trous de ver, ou au moins les coordonnées du portail qu’ils avaient utilisé dans le système Ulubis. Toutefois, l’ordinateur du vaisseau – facilement accessible et très faiblement protégé – paraissait dépourvu des cartes les plus élémentaires. Il contenait uniquement une représentation vague de la galaxie, avec les étoiles principales et leurs planètes. On n’y voyait aucun Habitat, aucune mégastructure, aucun corps de Oort ou de Kuiper, aucune ceinture d’astéroïdes. On était très loin de la carte du ciel dont étaient équipés les navires dignes de ce nom. Celle-là s’apparentait davantage à ce qu’on pouvait trouver dans les atlas d’écolier. Même le gazonef était plus précis. Fassin disséqua les systèmes du Velpin avec les senseurs de son appareil, mais ne rencontra pas plus de succès.
Il supposait néanmoins que certaines données étaient cachées quelque part, tout en ayant la désagréable sensation que ce n’était pas le cas. Le Velpin était un vaisseau de belle facture – de très belle facture, même, selon les standards nasquéroniens –, avec des réacteurs relativement sophistiqués, élégants de simplicité, une bonne réserve de puissance, aucun armement et un volume utile plus qu’honorable. Pas plus. D’où les données galactiques rudimentaires.
Fassin réfléchit à un moyen de s’emparer des commandes du vaisseau, d’en prendre le contrôle. Pourrait-il le détourner ? Il avait certes passé suffisamment de temps dans le cockpit en désordre pour observer Quercer & Janath. Cela n’avait pas l’air très compliqué. Il avait même pu poser quelques questions.
— Comment naviguez-vous ?
— Il suffit de pointer.
— De pointer ?
— D’abord, vous choisissez une direction générale, ensuite vous pointez une destination précise.
— Le secret, c’est la réserve de puissance.
— Si vous ne faites pas l’impasse sur une petite triangulation, c’est que vous n’avez pas assez de puissance.
— La puissance est tout.
— On peut faire énormément de choses en pointant.
— À condition d’avoir suffisamment de puissance.
— Même si, parfois, il est nécessaire de prendre des déviations.
— Mais cela devient trop technique pour vous.
Fassin ne voyait aucun moyen de prendre le contrôle du vaisseau. Lorsqu’ils s’en donnaient la peine, les Habitants étaient capables de se passer de sommeil pendant des années. Quercer & Janath, quant à eux, affirmaient pouvoir s’en passer complètement. Ils ne faisaient même pas de siestes en temps ralenti. Si l’on exceptait ses bras manipulateurs, son gazonef n’était pas armé ; sans compter qu’il ne s’était jamais entraîné au combat rapproché, et qu’un Habitant adulte était probablement beaucoup plus fort que lui. Sauf peut-être à la course. Il était de toute façon communément admis que les Habitants étaient extrêmement difficiles à maîtriser ou à tuer.
Il pensa à Taince Yarabokin et aux conseils qu’elle prodiguait en matière de combat rapproché. La règle de base, lorsqu’on devait affronter un Habitant décidé à vous faire du mal – pour un être humain, cela impliquait déjà de posséder une combinaison spatiale digne de ce nom –, c’était d’être très lourdement armé. À sa connaissance, un homme non armé n’avait aucune chance de venir à bout d’un Nasquéronien en pleine possession de ses moyens. Sans arme lourde, la seule chose à faire était de SE BARRER À TOUTE VITESSE. De toutes les espèces de la Mercatoria, seuls les Voehns avaient les moyens de se battre à main nue contre un Habitant. Et encore l’issue n’était-elle pas connue d’avance.
Il pourrait peut-être leur foncer dedans et les mettre K.-O., mais il lui faudrait pour cela prendre de la vitesse, et la place manquait dans toutes les parties de ce vaisseau. Il aurait besoin de prendre son élan à plusieurs compartiments de là et de foncer, tête baissée, en espérant qu’ils ne l’entendraient pas arriver et qu’ils ne le laisseraient pas s’écraser inutilement contre les instruments de navigation. Il se demandait ce que Hatherence aurait fait à sa place. Peut-être ne lui auraient-ils même pas permis de monter à bord. À moins de laisser toutes ses armes derrière elle. Les Habitants savaient se montrer tellement désinvoltes parfois. Quoique, pour ce voyage-là, très peu de choses semblaient avoir été laissées au hasard.
Et, même s’il parvenait à mettre Quercer & Janath hors d’état de nuire, comment réagirait Y’sul ? Fassin savait qu’il ne pourrait pas compter sur sa coopération. Le vieillard avait bien fait comprendre qu’il était un Habitant loyal, qui se donnait du mal pour être un bon guide et mentor, et non pas un traître anthropophile à la solde de la Mercatoria, organisation et civilisation qu’il ne connaissait guère et dont, de son propre aveu, il se moquait complètement.
À supposer qu’il réussisse à prendre le contrôle du vaisseau en dupant les deux Habitants – ou les trois, selon la manière dont on considérait les jumeaux –, que ferait-il après ? Il n’avait toujours pas trouvé d’outil de navigation digne de ce nom. Où serait-il supposé aller ? Comment trouverait-il le trou de ver qui les avait conduits jusqu’ici ? Et, s’il le trouvait, comment ferait-il pour le traverser ? il était forcément surveillé, administré par quelqu’un ! Les portails de la Mercatoria figuraient parmi les lieux les plus surveillés de toute la galaxie. Pouvait-il décemment espérer traverser un trou de ver – fût-il mis en place par des Habitants au laxisme légendaire – sans que personne ne l’arrête, ni ne lui demande de rendre des comptes ?
Il avait essayé d’en apprendre davantage, d’interroger Quercer & Janath sur la manière dont ils localisaient l’entrée – l’Adjutage, comme ils disaient – d’un trou de ver, mais les jumeaux l’avaient surpris en parvenant à être encore plus vagues que d’habitude, en le gratifiant de réponses encore moins pertinentes et utiles qu’à l’accoutumée, ce qui était un véritable exploit.
On l’avait laissé sortir du vaisseau. Il avait flotté à ses côtés, transperçant délicatement le corps à peine plus dense que le vide interstellaire du Nébuleux Hoestruem. En fait, il voulait vérifier de près si tout cela n’était pas une invention. Après tout, comment pouvait-il savoir s’ils étaient vraiment là où ils étaient supposés être ? Il devait les croire sur parole. Il avait certes vu certaines données affichées sur des moniteurs et des projecteurs holographiques. Néanmoins, il pouvait s’agir d’une blague monumentale, ou d’un moyen d’obtenir quelque chose de lui. Il devait donc tout vérifier par lui-même.
Comme il glissait aux côtés du Velpin à travers ce nuage interstellaire prétendument conscient, il mit les senseurs du gazonef à profit pour voir s’il ne se trouvait pas dans quelque vaste environnement artificiel.
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