Le temps qu’ils retrouvent l’usage de la parole, il est onze heures vingt sur l’horloge murale rétro datant de la première décennie du siècle. Allongés côte à côte sur le tapis, ils boivent à la bouteille du whisky pur malt trouvé dans le minibar, tressaillent à chaque éclair et grognement de l’orage qui approche.
« Je ne pourrai plus jamais, jamais regarder ce châle de la même manière, avoue Vishram. Où as-tu appris ça ?
— Qui dit qu’il a fallu l’apprendre ? » Marianna Fusco roule sur le flanc. « Vous autres Indiens, il vous faut toujours un gourou. »
Un éclair plus fort emplit la pièce d’une lumière bleue de flash. Vishram repense à la photographie qu’il a vue ce matin-là en une de son site d’actualités : les visages blanchis par le flash de l’appareil, celui de l’homme bouche bée, celui du neutre à la beauté extraterrestre et asexuée avec des billets dans la main. Que font-ils ? se demande-t-il. Que pensent-ils pouvoir faire ? Et quoi qu’ils puissent faire, cela mérite-t-il de détruire la carrière et la famille d’un homme ? Il a toujours considéré et pratiqué les relations sexuelles comme un tout, un seul ensemble d’actions et de réactions, quelle que soit l’orientation sexuelle, mais alors qu’il se trouve là sur le sol avec Marianna Fusco, avec autour d’eux les lambeaux de son maillot une pièce et du serpent à nœuds du châle qu’il lui a amoureusement sorti du côlon, il s’aperçoit que c’est une nation comptant de nombreuses zones érogènes et réactions, autant de langues et de cultures que l’Inde.
« Marianna, dit-il, les yeux fixés sur le plafond, ne pars pas.
— Vish. » À nouveau le surnom. « Cette fois, il y a vraiment quelque chose qu’il faut que je te dise. » Elle s’assied. « Vish, je t’ai raconté que j’avais été engagée par ton père pour superviser la passation de pouvoir.
— Engagée, ah, d’accord, alors qu’est-ce que cela fait de ce qu’on vient de faire ?
— Tu sais, les véritables comiques que j’ai connus n’essayent pas d’être drôles dans la vraie vie. Vish, j’ai été engagée par une autre compagnie. Par Odeco. »
Vishram a l’impression de tomber à travers le plancher. Ses muscles se détendent, ses mains s’ouvrent, un involontaire âsana du cadavre.
« Eh bien, tout s’explique enfin, à ce que je vois ? On amadoue l’obsédé sexuel, et ensuite on le poignarde…
— Hé ! » Marianna Fusco se redresse, se penche sur lui. Ses cheveux lui tombent autour du visage, douce silhouette sombre devant les fenêtres. « Ce n’est pas vrai et ce n’est pas juste. Je ne suis pas payée pour… faire la pute. On n’a pas baisé à cause d’un complot ou d’une conspiration. Va te faire foutre, Vishram Ray. Je te l’ai dit parce que j’avais confiance en toi, parce que tu me plais, parce que j’aime coucher avec toi. Tu m’as mis la main dans le cul, tu veux quoi d’autre, comme preuve de confiance ? »
Vishram compte les intervalles entre les éclairs et les coups de tonnerre. Un Odeco, deux Odeco, trois Odeco, quatre… La pluie est presque sur eux.
« Je n’ai pas la moindre putain d’idée de ce qui se passe, lance-t-il en direction de l’insipide plafond de style international. Qui est derrière quoi, qui finance quoi, qui a un intérêt dans quoi et enfin qui travaille pour qui et pour quelle raison.
— Tu crois que j’en sais davantage ? » répond Marianna Fusco en roulant sur le côté pour presser son long corps ferme contre celui de Vishram. Il sent la douce caresse de ses poils pubiens contre sa cuisse. Il s’émerveille des secrets yoniques qu’elle lui cache. « Je suis associée adjointe dans un cabinet d’avocats londonien. On s’occupe de fusions-acquisitions, d’OPA hostiles. On n’est pas très bons pour l’espionnage, les combines douteuses et les théories du complot.
— Tu peux donc me dire ce qu’est Odeco ?
— Odeco est un groupe international de capital-risque basé dans divers paradis fiscaux. Il se spécialise dans la technologie sans but pratique et dans ce que certains considéreraient comme l’économie grise : des industries sans rien de strictement illégal mais à la réputation douteuse, comme les darwinwares. Il a investi dans les Silicon Jungles dans des cyberâbâds de tous les pays en voie de développement, y compris un sundarban ici même, à Vârânacî.
— Et il a fourni l’argent pour l’accélérateur du centre de recherches. J’ai rencontré Chakraborti, ou plutôt, c’est lui qui m’a rencontré.
— Je sais. M. Chakraborti me sert de contact ici à Vârânacî. Crois-moi si tu veux, mais Odeco veut la réussite du projet point zéro.
— Chakraborti m’a dit être ravi que j’organise une démo grandeur nature. Les seules personnes à qui j’en avais parlé étaient nos amis d’EnGen.
— EnGen n’est pas Odeco.
— Alors comment Chakraborti est-il au courant ? »
Marianna Fusco se mord la lèvre supérieure.
« Il faudra que tu le lui demandes. Je n’ai pas le droit de te le dire. Mais crois-moi, quelle que soit la somme qu’EnGen t’a proposée pour arrêter l’expérience, Odeco te proposera la même pour la poursuivre. Voire davantage.
— Parfait, dit Vishram en s’asseyant. Parce que je suis disposé à prendre leur argent. Peux-tu m’arranger une rencontre avec ton contact ? À supposer qu’il ne soit pas déjà informé, par télépathie ou je ne sais quoi ? Et est-ce qu’on peut recommencer ça très, très bientôt ? »
Marianna Fusco rejette en arrière ses cheveux encore humides et parfumés au chlore.
« Je peux t’emprunter un peignoir ? Je ne crois pas que je devrais prendre l’ascenseur comme ça. »
Quarante minutes plus tard, douché, rasé, habillé, Vishram Ray fredonne dans la cabine d’ascenseur qui traverse le toit en verre du hall de l’hôtel. La voiture attend au milieu des camionnettes satellite. Un châle en soie trempe dans le bain à remous, toujours noué, histoire de choquer le personnel de chambre indiscret.
Œillets sur eau noire. Dans un bateau sans pont, Vishram a l’impression, à voir la muraille de nuages, que le marteau de Dieu est levé au-dessus de sa tête. Le vent du début de mousson fait clapoter le fleuve. Les buffles se pressent à proximité du rivage, et leurs narines sorties de l’eau frémissent pour sonder le changement de saison. Le long des ghâts, des baigneuses s’efforcent d’empêcher leurs saris de se soulever. Cela fait partie des contradictions éternelles de sa nation que cette culture d’une pudibonderie aussi glaciale alors qu’elle a écrit et illustré le Kâma Sutrâ. Les habitants du froid, humide et chrétien Glasgow brûlent avec plus d’ardeur. Il soupçonne que dans le peu progressiste Bihâr, ce qu’il vient de faire avec Marianna Fusco lui vaudrait vingt ans de taule.
Le batelier, un garçon de quinze ans au large sourire figé, se bat contre les courants et les remous. Vishram se sent nu et exposé à la foudre. Déjà, les usines de l’autre rive ont allumé leurs lumières.
« Ça m’ennuie de vous le dire, mais avec EnGen, j’ai eu le droit à un ARB… pour aller dans une réserve de tigres… avec des gardes armés et un repas vraiment excellent. Et un personnel de bord bien plus attirant que lui.
— Mmh ? » fait Chakraborti. Debout au milieu de l’embarcation, il observe d’un air distrait la vie défiler dans sa diversité sur la berge. Vishram aimerait bien qu’il arrête. Il se souvient d’un vieux morceau de la comédie musicale Guy and Dolls qu’avait montée la Société de Théâtre de la fac. Assieds-toi, tu fais tanguer le bateau. Et le diable te tirera dessous… Ça me travaille, aujourd’hui, songe-t-il, le péché chrétien, le jugement et la damnation.
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