« Ce n’est pas il, mais eil », répond à voix basse Nadja Askarzadah. Sur le seuil de la chambre sombre, Bernard et elle ressemblent à des parents en train de surveiller un enfant qui souffre de coliques. Minute par minute, la lumière diminue et l’humidité s’accroît. Les voiles de gaze tombent tout droit, lourds, figés par la gravité.
« Je m’en fiche, eil ne va pas rester.
— Eil a failli se faire assassiner, Bernard », siffle Nadja. Cela lui avait semblé audacieux et habile, de traverser en vélomoteur la pelouse de polo sous le nez des mâlîs en colère puis de longer la véranda et d’esquiver tables ou étudiants en année sabbatique pour atteindre la chambre de Bernard. Un endroit où se cacher. Un endroit auquel ils ne penseraient jamais, mais proche. Bernard n’avait pas dit un mot quand Tal et elle avaient franchi sa porte, le neutre à demi conscient, tenant de son étrange voix à l’accent prononcé des propos délirants où il était question d’adrénaline. Eil s’était endormi aussitôt mis au lit par Nadia et Bernard. Celui-ci lui avait ôté ses bottes avant de reculer, effrayé. Puis tous deux s’étaient disputés à voix basse dans l’embrasure de la porte.
« Et du coup, tu fais de moi une cible aussi, critique Bernard. Tu aurais pu réfléchir. Tu arrives tout feu tout flamme en t’attendant à ce que tout le monde applaudisse parce que c’est toi l’héroïne.
— Bernard, j’ai toujours su que le seul cul qui t’intéressait vraiment était le tien, mais je ne t’imaginais pas tomber si bas. » La pique de Bernard porte toutefois : elle adore l’action. Elle trouve dangereusement séduisante, elle adore cette apparence de cinéma, de films d’action. Illusion. La vie n’est pas du cinéma. Les points culminants et évolutions de l’intrigue sont des coïncidences, ou un complot. L’héroïne peut se casser la gueule, les gentils mourir à la dernière bobine. Aucun d’entre nous ne survivrait à la vie telle qu’on la voit sur grand écran. « Je ne savais pas où aller », confesse-t-elle faiblement. Bernard part peu après. En se refermant, la porte provoque un petit courant d’air chaud, avec des odeurs de sueur et d’encens. Les voiles et rideaux ondulent autour du corps recroquevillé en position fœtale. Nadja ronge la peau squameuse de son pouce en se demandant si elle est capable de faire quelque chose correctement.
Elle sent encore le craquement des côtes du tueur quand elle l’a percuté, le contrecoup dans le cadre du vélomoteur et dans ses hanches au moment où elle a envoyé l’assassin kârsevak rouler sur le quai. Elle commence à trembler dans la chambre sombre et étouffante. Elle ne peut pas s’en empêcher. Elle trouve une chaise et s’y assied, les bras autour du corps pour se protéger du froid qu’elle ressent en elle. Tout cela est folie, et tu t’es précipitée dedans. Un neutre et une petite journaliste suédoise. On pourrait vous faire disparaître des dix millions d’habitants de Vârânacî sans que personne ne bronche.
Elle tourne sa chaise pour surveiller à la fois la porte et la fenêtre de la chambre. Elle fait pivoter les persiennes en bois afin de pouvoir regarder dehors sans qu’un méchant ait une vision claire de l’intérieur. Elle se rassied et observe la progression des rubans de lumière sur le sol.
Nadja se réveille en sursaut. Du bruit. Du mouvement. Elle se fige, puis se précipite vers la cuisine et ses couteaux français. Elle pousse la porte d’un coup, quelqu’un devant le réfrigérateur fait volte-face en se saisissant d’une lame. Lui. Eil.
« Désolé désolé, dit-eil de son étrange voix d’enfant. Il y a à manger ? J’ai une de ces faims. »
Le réfrigérateur de Bernard contient des restes, des amuse-gueules et une bouteille de champagne. Bien entendu. Le neutre les renifle et commence à manger à même la clayette…
« Pardon pardon, dit-eil. J’ai trop faim. Les hormones… j’ai forcé la dose.
— Je peux vous préparer du thé ? » demande Nadja, héroïne à la rescousse ayant encore besoin d’un rôle à jouer.
« Du châï, oui, du châï, merveilleux. »
Ils s’assoient sur le matelas avec les petits verres. Eil aime son thé à l’européenne : noir et sans sucre. Nadja sursaute à chaque ombre sur les persiennes.
« Je ne pourrais jamais assez vous remercier…
— Je ne le mérite pas. C’est moi qui vous ai fourré là-dedans.
— Oui, vous l’avez dit à la gare. Si ça n’avait pas été vous, ç’aurait été quelqu’un d’autre. Qui ne se serait peut-être pas senti aussi coupable. Était-ce par culpabilité ? »
Nadja Askarzadah ne s’est jamais retrouvée aussi près d’un neutre. Elle a entendu parler des neutres, de ce qu’ils sont, de la manière dont ils le sont devenus et de ce qu’ils peuvent faire de leur personne. Elle comprend même plus ou moins ce qu’ils apprécient les uns chez les autres, et elle accepte tout cela avec le calme scandinave adéquat, mais ce Tal a une odeur différente. Elle sait que c’est à cause de ce qu’eils peuvent faire avec leurs hormones et leurs substances neurochimiques, mais elle craint que Tal s’en aperçoive et l’imagine neutrophobe.
« Je me suis souvenue, dit-elle. En voyant les photos, je me suis rappelé où je vous avais déjà vu. »
Tal fronce les sourcils. Dans le crépuscule doré sur les tulles, cela ne ressemble en rien à une expression humaine.
« À Indiapendent », précise-t-elle spontanément.
Tal se tient la tête entre les mains et ferme les yeux. Nadja trouve ses longs cils absolument magnifiques.
« Ça me blesse. Je ne sais pas quoi en penser.
— J’interviewais Lâl Darfan. On m’a fait visiter les lieux. Et plus tard, quelqu’un m’a donné les photos.
— Chûtiyâ ! s’exclama Tal. On nous a piégés tous les deux ! Aï ! » Eil se met à trembler, les larmes lui montent aux yeux et eil lève les mains comme un lépreux ses moignons. « Ma chère Mâmâ Bhârat, ils l’ont prise pour moi, ils se sont trompés d’appartement…» Les tremblements deviennent de gros sanglots dus à l’épuisement et au choc. Nadja s’éloigne discrètement pour aller refaire du thé jusqu’à ce qu’elle entende les pleurs diminuer. Pour une Afghane, elle a une crainte très nord-européenne des émotions fortes.
« Encore du châï ? »
Tal s’est enroulé dans le drap. Eil hoche la tête. Le verre tremble dans sa main.
« Comment saviez-vous que je serais à la gare ?
— Intuition de journaliste », répond Nadja Askarzadah. Elle a envie de toucher son visage, son cuir chevelu si nu, si tendre. « C’est ce que j’aurais fait.
— Vos intuitions de journaliste sont puissantes. J’ai été idiot ! À sourire, rire et danser en pensant que tout le monde m’aimait ! Le neutre tout juste débarqué en ville que tout le monde veut connaître, viens à la grande fête, viens au club…»
Nadja tend la main pour toucher, rassurer, réchauffer Tal. Elle se retrouve avec Tal soudain pressé contre sa poitrine, sa tête lisse et onctueuse lui effleurant la joue. Elle a l’impression de serrer un chat dans ses bras : tout est os et tension. Ses doigts effleurent les alvéoles sur le bras du neutre, comme des rangées symétriques de morsures d’insecte. Elle a un mouvement de recul.
« Non, là, s’il vous plaît », dit Tal. Elle presse doucement le point indiqué, sent des fluides se déplacer sous la peau. « Et là, si vous voulez bien ? » Eil guide son doigt vers un emplacement près du poignet. « Et aussi là. » Une largeur de main en dessous du coude. Le neutre frissonne dans ses bras. Sa respiration redevient régulière. Ses muscles se contractent. Eil se lève en tremblant, se déplace avec nervosité dans la chambre. Nadja sent l’odeur de cette nervosité, de cette tension.
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