« J’ai du mal à imaginer comment on vit quand on peut, comme vous, choisir ses émotions, dit-elle.
— Nous ne choisissons pas nos émotions, juste nos réactions. C’est… intense. Nous ne vivons guère au-delà de soixante ans. » Tal marche désormais de long en large, soucieux, une mangouste en cage, écartant les persiennes pour jeter un coup d’œil dehors, les relâchant d’un coup.
« Comment pouvez-vous… ?
— Faire ce choix ? C’est assez long pour la beauté. »
Nadja secoue la tête. De plus en plus incroyable. Tal cogne du poing contre le mur.
« Imbécile ! Je devrais mourir, mourir, je suis trop bête pour vivre.
— Il n’y a pas que vous : j’ai été stupide aussi, de croire que j’avais une ligne directe avec N.K. Jîvanjî.
— Vous avez rencontré Jîvanjî ?
— Je lui ai parlé, en vidéo, quand il a organisé la rencontre où on m’a donné les photographies. »
Une ombre sur les persiennes. Neutre et femme se figent. Tal s’accroupit lentement sous la fenêtre et fait signe à Nadja de le rejoindre contre le mur. Écoutant de tout son corps, Nadja traverse les pans de voiles en marchant à quatre pattes sur le tapis. Puis une femme prononce quelques mots en allemand. Le ventre de Nadja se décontracte. Un instant, elle s’est crue sur le point de vomir de peur.
« Il faut qu’on sorte du Bhârat, chuchote Tal. Ils m’ont vu avec vous. On est dans le même bain, maintenant. Il faut trouver un moyen sûr de quitter le pays.
— On ne devrait pas aller trouver la police ?
— Vous ne savez donc rien de la manière dont fonctionne ce pays ? La police est soit aux mains de Sajida Rânâ, qui me recherche comme traître, soit contrôlée par Jîvanjî. Il nous faut quelque chose qui nous donnera assez de valeur pour qu’on nous protège. Vous avez dit avoir parlé à Jîvanjî en vidéo. J’imagine que vous avez eu l’intelligence de conserver cette vidéo. Montrez-la-moi. Elle contient peut-être quelque chose. »
Ils s’asseyent côte à côte contre le mur. Nadja sort son palmeur. Sa main tremble : Tal lui attrape le poignet d’un geste apaisant.
« Ce n’est pas un très bon modèle », dit-eil.
Le volume est douloureusement élevé quand Nadja rejoue la séquence. Ils entendent, dehors, le poc et le toc des balles de tennis. Sur l’écran, les ondulations du pavillon tendu de kalamkaris de N.K. Jîvanjî semblent une divine inversion de cette chambre sombre et surchauffée, étouffante de peur.
« Pause pause pause. »
Nadja actionne maladroitement la commande.
« Qu’est-ce que c’est ?
— N.K. Jîvanjî.
— Je vois bien, idiote. Où est-il ?
— Dans son bureau, ou son appartement personnel, ou à son râthayâtra, je n’en sais rien.
— Mensonges mensonges mensonges, crache Tal. Je sais, moi. Il ne s’agit ni de l’appartement, ni du râthayâtra, ni du bureau de monsieur N.K. Jîvanjî. C’est la chambre nuptiale d’Aparna Chaula et Ajaï Nadiadwala pour le mariage de l’année dans Town and Country. J’ai dessiné ces kalamkaris moi-même.
— Un décor ?
— Mon décor. Pour une scène qu’on n’a pas encore tournée. »
Nadja Askarzadah sent ses yeux s’écarquiller. Elle aimerait avoir un menu subdermique à appeler pour noyer sa paralysante incrédulité dans un flot de neurotransmetteurs.
« Personne n’a jamais rencontré N.K. Jîvanjî en personne, rappelle-t-elle.
— Notre passeport, dit Tal. Il faut que j’aille à Indiapendent. Il faut qu’on parte maintenant, tout de suite.
— Vous ne pouvez pas vous en aller comme ça, on vous repérera à un kilomètre, il faut qu’on vous trouve un déguisement…»
Le bruit des balles de tennis et les cris des joueurs disparaissent d’un coup. Tal et Nadja plongent et roulent sur le sol au moment où les ombres touchent les persiennes. Des voix. Pas allemandes. Pas féminines. Sans se relever, Nadja va dans le couloir pousser le vélomoteur jusque dans la cuisine. Elle s’accroupit d’un côté, Tal de l’autre. Ils savent ce qu’il leur faut attendre, même si c’est l’attente la plus effrayante du monde. Clic Clic. Puis la chambre explose en rafales automatiques. Sans perdre un instant, Nadja démarre le petit moteur à alcool et se jette sur la selle. Tal bondit derrière elle. Les balles pleuvent, pleuvent, pleuvent. Ne regarde pas en arrière. Il ne faut jamais regarder en arrière. Elle contourne la table pliante de Bernard, ouvre la porte de derrière et jaillit entre les broussailles derrière le bar. Les serveurs lèvent la tête lorsqu’elle passe entre les caisses de Kingfisher et de Schweppes.
« Dégagez, bordel ! » hurle Nadja Askarzadah. Ils s’éparpillent comme des pies. Sa vision périphérique repère deux silhouettes sombres débouchant de l’aile des chambres, deux silhouettes aux mains qui s’activent. « Oh mon Dieu », prie-t-elle tandis que le vélomoteur grimpe les trois marches en béton menant aux cuisines du club. « Place place place place ! » crie-t-elle en contournant par embardées des réfrigérateurs en acier inoxydable de la taille d’un char d’assaut, des sacs de riz, de dâl et de pommes de terre, des cuisiniers avec des plateaux, des cuisiniers avec des couteaux et d’autres avec de la matière grasse brûlante. Elle dérape et pivote sur une flaque de ghî, s’engouffre par les portes battantes dans la salle à manger, remonte les allées entre les tables couvertes de nappes, klaxonne un couple vêtu de tee-shirts hawaïens et de lunettes de soleil assortis, arrive dans le couloir. Le grand hall accueille un cours du soir de yoga : Nadja et Tal le traversent à toute vitesse, l’avertisseur grinçant avec brutalité tandis que tout autour d’eux, les chandelles sarvangâsana s’effondrent comme une forêt abattue. Par les portes-fenêtres, toujours ouvertes pour permettre l’aération des femmes en lycra, par les parterres de fleurs mourant de soif, par le portail, ils arrivent dans l’anonymat et la sécurité que procure la circulation en ce début d’heure de pointe. Nadja rit. Le tonnerre lui fait écho.
M. Nanda présente les éléments qui incriminent Kalkî sous la forme d’un globe flottant dans la vue-hoek de ses supérieurs, globe assez petit pour tenir sous le dôme d’un crâne humain et assez grand pour envelopper la tour de verre du Ministère comme un poing se saisissant d’une orchidée. Ce globe tourne dans la vision intérieure du préfet Arora et du directeur général Sudarshan pour leur exposer de nouvelles perspectives informationnelles. Un paysage de pages, fenêtres, images et cadres, grand comme un continent, se déploie en une carte bidimensionnelle d’informations. L’aeai qui parle en voix off porte le nom de Sarasvatî, la déesse de l’éloquence et de la communication. Sur un schéma lumineux du système informatique de Pasta-Tikka Inc., Sarasvatî remonte la piste de l’aeai illicite jusqu’au pétillement neural de Kâshî, puis zoome, un niveau fractal après l’autre, dans le flou dendritique du réseau local de Janpur, nœud de Malâviri, sous-site Jashwant le jaïn (tous ses petits cybertoutous, squelettes fantomatiques noueux de leurs actionneurs et grappes de processeurs, Jashwant quant à lui amas flasque et bleu de chair nue). La fenêtre d’informations suivante consiste en une vidéo de la police scientifique montrant la carapace carbonisée du sundarban Badrinâth. L’hovercam traverse des pièces noircies, s’attarde un instant sur des squelettes plus ou moins décharnés, sur des coques de processeurs fondues comme des chandelles, sur M. Nanda en train d’inspecter le boîtier de contrôle avec son stylo-torche. Deux masses recroquevillées de charbon noir se déploient en Occidentaux vivant et souriant sur la photo de leur passeport : Jean-Yves Trudeau, Annecy, France, Union Européenne, né le 15/04/2022, Anjâlî Trudeau, née Patîl, Bengaluru, Karnataka, le 25/11/2026.
Читать дальше