— J’ai moi-même quelques courses à faire. Des choses à acheter pour le dîner. Au fait, où mets-tu l’argent des courses pour la cuisinière ? Pârvati ? » La jeune femme a déjà quitté la cuisine. « Pârvati ? Tu devrais vraiment prendre un peu de dâl et de rotî. »
Ce matin-là, Krishân tuteure des jeunes plants, amarre les plantes grimpantes et couvre les semis pour les protéger de la tempête qui approche. En une nuit, la muraille de nuages a avancé d’un bond, donnant à Pârvati l’impression qu’elle va lui tomber dessus, l’écraser sous sa noirceur, elle, ses jardins et l’immeuble d’habitation gouvernemental tout entier. La chaleur et l’humidité la rebutent, mais elle ne peut pas redescendre, pas encore.
« Vous êtes venu me voir, hier », dit-elle. Krishân est en train d’arrêter le système d’irrigation.
« Oui, répond-il. Quand je vous ai vue vous lever et vous enfuir, je me suis demandé…
— Qu’est-ce que vous vous êtes demandé ?
— Si c’était à cause de quelque chose que j’avais dit, ou fait, ou bien à cause du cricket, peut-être…
— J’ai adoré le cricket. J’adorerais y retourner…
— L’équipe est rentrée dans son pays. Son gouvernement l’a rappelée, elle n’était plus en sécurité, avec la guerre.
— Ah, oui, la guerre.
— Pourquoi vous êtes partie comme ça ? »
Pârvati étend une darî par terre sous la tonnelle parfumée. Elle dispose les coussins et les traversins avant de s’installer dessus.
« Venez vous allonger près de moi.
— Madame Nanda…
— Personne ne regarde. Et même, ils s’en ficheraient. Venez vous allonger près de moi. »
Elle tapote le sol. Krishân se débarrasse de ses bottes de travail et vient s’allonger sur le flanc à côté d’elle, en s’appuyant sur un coude. Couchée à plat dos, Pârvati a les mains croisées sur la poitrine. Le ciel est crémeux, proche, un dôme de chaleur. Elle a l’impression qu’il suffirait de tendre la main pour l’enfoncer dedans. Qu’il serait laiteux, épais.
« Que pensez-vous de ce jardin ?
— Ce que j’en pense ? Ce n’est pas vraiment mon rôle d’en penser quelque chose, je me contente de le construire.
— Eh bien, en tant que constructeur de ce jardin, qu’en pensez-vous ? »
Il roule sur le dos. Pârvati sent de l’air chaud venir lui effleurer le visage.
« De tous mes projets, celui-ci est le plus ambitieux et sans doute celui dont je suis le plus fier. Je crois que si les gens pouvaient le voir, ça m’aiderait beaucoup sur le plan professionnel.
— Ma mère le trouve indigne de moi », dit Pârvati. Le tonnerre est plus près, ce jour-là, familier. « Elle estime que je devrais avoir des arbres, pour l’intimité, des rangées d’ashokas comme dans les jardins du Cantonnement. Moi, je trouve ça intime, ici, pas vous ?
— Je pense, oui.
— C’est étrange, on dirait qu’on ne peut pas avoir davantage d’intimité. Dans le Cantonnement, malgré les jardins clos, les ashokas et les charbâghs, tout le monde est au courant de vos moindres activités.
— Il s’est passé quelque chose, au cricket ?
— J’ai été idiote, voilà tout. Complètement idiote. Je me suis imaginé que la caste et la classe étaient la même chose.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’ai fait la preuve de mon absence de classe. Ou plutôt, j’ai montré ne pas avoir la bonne classe. Krishân, ma mère veut me ramener à Kotkhaï. Elle dit s’inquiéter à cause de la guerre. Elle craint une attaque sur Vârânacî. Personne n’a jamais attaqué Vârânacî en trois mille ans, elle veut juste me retenir en otage pour que M. Nanda me promette un million de choses, la maison dans le Cantonnement, la voiture avec chauffeur, le bébé brâhmane. »
Elle sent Krishân se crisper à côté d’elle.
« Vous irez ?
— Je ne peux pas aller à Kotkhaï et je ne peux pas aller au Cantonnement. Mais je ne peux pas rester non plus, Krishân, pas sur ce toit. » Pârvati se redresse, tendant l’oreille, sur le qui-vive. « Quelle heure est-il ?
— Onze heures et demie.
— Il faut que j’y aille. Mère sera rentrée. Elle ne raterait pas Town and Country pour un million de roupies. » Pârvati époussette de la main ses vêtements aux endroits qui ont reçu de la saleté du toit, arrange le drapé de son sari, rejette ses longs cheveux raides sur son épaule gauche. « Je suis désolée, Krishân. Je ne devrais pas vous importuner. Vous avez un jardin à faire pousser. »
Elle retraverse le toit, le pied nu et léger. Quelques instants plus tard, Krishân entend le thème tonitruant de Town and Country monter par l’escalier. Il passe de plate-bande en plate-bande attacher ses plantes en train de pousser.
M. Nanda repousse son assiette sans y avoir touché.
« C’est de la nourriture brune. Je ne peux pas manger de nourriture brune. »
Sans enlever la thâlî, Mme Sâdhurbhaï reste d’un air résolu près du fourneau.
« C’est de la bonne nourriture de campagne. Qu’est-ce que vous trouvez d’immangeable, dans ma cuisine ? »
M. Nanda pousse un soupir.
« Blé, légumes secs, pommes de terre. Glucides glucides glucides. Oignons, ghî à l’ail. Des épices, un tas d’épices.
— Mon mari…», commence Pârvati, mais M. Nanda l’interrompt.
« Je suis astreint à un régime blanc. Tout est ayurvédiquement calculé et équilibré. Qu’est-il arrivé à la liste d’aliments de mon régime blanc ?
— Oh, ça, elle est partie avec la cuisinière. »
M. Nanda agrippe le rebord de la table. Cela a mis du temps à arriver, comme la mousson qui lui pèse sur les sinus. Avant que Mme Sâdhurbhaï débarque comme les troupes d’élite de Sajida Rânâ, avant la réunion de l’après-midi où la réalité de la politique a foulé aux pieds son dévouement et la manière dont il voit sa mission, avant même cette affaire Kalkî, il a été en proie à la sensation qu’il se battait contre la folie, que l’ordre avait un champion à opposer au chaos croissant, que tous les autres pouvaient tomber, mais qu’il devait en rester un pour lever l’épée qui mettrait fin à l’Âge de Kâlî. Et voilà ce chaos maintenant chez lui, dans sa cuisine, autour de sa table, lovant ses racines blanches et aveugles par l’intermédiaire de sa femme.
« Vous venez chez moi, vous mettez ma maisonnée sens dessus dessous, vous renvoyez ma cuisinière, vous jetez les instructions pour mon régime. Je rentre d’une journée de travail exigeante et exténuante, et on me sert une mixture que je ne peux pas manger !
— Chéri, vraiment, Mère essaye juste de nous aider », plaide Pârvati, mais les jointures de M. Nanda sont blanches, désormais.
« D’où je viens, un fils respecte sa mère, réplique Mme Sâdhurbhaï. Vous n’avez aucun respect pour moi, vous me prenez pour une paysanne ignorante et superstitieuse sortie de sa campagne. Vous pensez que personne ne sait rien comparé à vous, à votre travail important, à votre éducation d’Angrez, à votre horrible musique occidentale discordante et à votre insipide nourriture blanche, on dirait de la nourriture pour bébés, ce n’est pas ce qu’il faut à un vrai homme qui fait un vrai travail. Vous vous prenez pour un gorâ, vous vous croyez meilleur que moi et que votre femme, ma fille, je le sais, mais vous ne l’êtes pas, et vous n’êtes pas un firengi, si les Blancs vous voyaient, ils se moqueraient de vous, voyez ce bâbû qui se prend pour un Occidental ! Je vous le dis, personne n’a de respect pour un gorâ indien. »
M. Nanda est stupéfait par la blancheur de ses jointures. Il voit les vaisseaux sanguins sous la peau.
« Madame Sâdhurbhaï, vous êtes une invitée sous mon toit…
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