« Je disais : c’est un peu agité. »
Le batelier sourit. Il a une chemise bleue propre et des dents très blanches.
« Ah oui, un peu turbulent, en effet, monsieur Ray. » Chakraborti porte à ses lèvres un doigt qu’il agite ensuite en direction des ghâts luisants. « Ne trouvez-vous pas réconfortant de savoir que vous terminerez là, sur ces marches, près de cette rive, sous les yeux de tout le monde ?
— Je ne peux pas dire que j’y ai beaucoup réfléchi. » Le bateau tangue, obligeant Vishram à s’agripper au plat-bord.
« Vraiment ? Mais vous devriez, monsieur Ray. Je pense un peu chaque jour à la mort. C’est très polarisant. C’est d’un grand réconfort de savoir que nous quittons le particulier pour rejoindre l’universel. Qui est selon moi le moksha de Gangâ. Nous rejoignons le fleuve de l’histoire comme une goutte de pluie, nos histoires racontées et intégrées au flot du temps. Dites-moi, vous qui avez vécu en Occident, est-il exact qu’on y brûle les morts en secret, en cachette, comme s’ils étaient un objet de honte ? »
Vishram se remémore des funérailles dans un quartier de grès crasseux de Glasgow. Il ne connaissait pas très bien la défunte, ancienne colocataire d’une fille avec qui il couchait à cause de sa réputation de metteuse en scène prometteuse à la Société de Théâtre, mais n’a pas oublié le choc ressenti en apprenant qu’elle s’était tuée en faisant de l’escalade dans Glen Coe. Ni le sentiment d’horreur au crématorium, le chagrin étouffé, l’éloge funèbre par un étranger qui s’était trompé dans le nom des amis de la défunte, l’enregistrement de Bach tandis que le cercueil scellé avançait par à-coups sur l’estrade pour disparaître lentement ensuite dans sa descente vers le four.
« C’est vrai, répond-il à Chakraborti. Ils sont incapables de regarder, ça leur fait peur. Pour eux, c’est la fin de tout. »
Sur les marches parsemées de cendres qui mènent au fleuve, le processus de la mort et de moksha se poursuit. Près de la ligne des hautes eaux, un bûcher s’est écroulé, la tête et les épaules du mort pendent à l’extérieur, bizarrement ignorées des flammes. Voilà un homme en train de brûler, pense Vishram. Le vent fait tourbillonner la fumée et les cendres sur le ghât en feu. Vishram Ray regarde l’homme en cours d’incinération s’effondrer sur son bûcher, s’affaisser et s’écrouler en étincelles et en charbon, et il se dit que Chakraborti a raison : il vaut bien mieux finir ici, mort au milieu de la vie, quitter le particulier pour rejoindre l’universel.
« Monsieur Chakraborti, j’aimerais obtenir de vous une très importante somme d’argent.
— De combien avez-vous besoin ?
— Assez pour racheter la part de la compagnie que possède Râmesh.
— Autrement dit, d’une somme avoisinant les trois cents milliards de roupies. Je peux vous la donner en dollars américains, s’il le faut.
— J’ai juste besoin de savoir que je pourrais disposer de cette somme. »
M. Chakraborti n’hésite pas.
« Vous pouvez.
— Autre chose. Marianna m’a dit qu’il y avait une question que je devrais vous poser, à laquelle vous seul pourriez répondre.
— Quelle question, monsieur Ray ?
— Qu’est-ce qu’Odeco, monsieur Chakraborti ? »
Le jeune batelier lève ses rames, laissant le courant emporter le canot, qui dépasse les bûchers et s’approche du temple du ghât Sindhia, penché dans la boue craquelée.
« Odeco est l’une des sociétés-écrans de l’Intelligence Artificielle de Génération Trois connue officieusement sous le nom de Brahmâ.
— Je vais vous reposer la question, dit Vishram.
— Et vous obtiendrez la même réponse.
— Allez, arrêtez. » Le Bengali aurait tout aussi bien pu dire Jésus, James Bond ou Lâl Darfan. Chakraborti se tourne vers Vishram.
« Quelle partie de ma réponse ne croyez-vous pas ?
— Les aeais de Génération Trois, c’est de la science-fiction.
— Je vous assure que mon employeur existe bel et bien ; Odeco est en effet une holding de capital-risque, il se trouve juste que le capital-risqueur est une intelligence artificielle.
— Les lois Hamilton, les flics Krishna…
— Il existe des endroits où une aeai peut vivre. Surtout dans quelque chose comme les marchés financiers internationaux, qui exigent une régulation peu contraignante pour profiter de leurs soi-disant libertés du marché. Ces aeais ne ressemblent pas du tout à notre genre d’intelligence : elles sont distribuées, en de nombreux endroits à la fois.
— Vous voulez dire que ce… Brahmâ, c’est le marché boursier venu à la vie ?
— Les marchés financiers internationaux se servent d’aeais de bas niveau pour acheter et vendre depuis le siècle dernier. Au fur et à mesure que la complexité des transactions financières augmentait, celle des aeais augmentait aussi.
— Mais qui créerait une telle chose ?
— Brahmâ n’a pas été créé, monsieur Ray, pas plus que vous-même. Il a évolué. »
Vishram secoue la tête. La chaleur aux limites de la mousson est terrible, insensée, elle vous vide de toute sensation et de toute énergie.
« Brahmâ ? s’étonne-t-il d’une voix faible.
— Un nom. Un titre. Il ne signifie rien. L’identité est une construction bien plus large et bien plus lâche, dans CyberTerre. Brahmâ est une entité géographiquement dispersée sur de nombreux nœuds et de nombreux sous-composants, des aeais de plus bas niveau, qui ne réalisent pas forcément qu’elles font partie d’un être conscient de plus grande envergure.
— Et cette… Génération Trois… est ravie de me donner cent millions de dollars américains.
— Ou davantage. Il faut que vous compreniez, monsieur Ray, que pour une entité comme Brahmâ, il n’y a rien de plus facile que de gagner de l’argent. Cela lui est aussi facile que de respirer, pour vous.
— Pourquoi, monsieur Chakraborti ? »
L’avocat s’assoit, maintenant. D’un mouvement de rames, le batelier empêche la petite embarcation de vider ses passagers dans les eaux de Gangâ, qui lavent de tout karma ceux qu’elles accueillent.
« Mon employeur désire voir le projet point zéro protégé et concrétisé.
— Une fois encore : pourquoi ? »
M. Chakraborti hausse en un geste lent et expressif les épaules de son costume noir bien taillé.
« C’est une entité disposant du pouvoir financier de détruire des économies entières. Je ne détiens pas ce genre d’informations, monsieur Ray. Sa compréhension du monde humain reste partielle. Dans les marchés financiers qui sont sa niche écologique, Brahmâ dépasse de loin l’intellect humain, comme nous celui des serpents, mais s’il vous arrivait de lui parler directement, il vous semblerait naïf, névrosé, voire un peu autiste.
— Il faut que je vous le demande… mon père sait-il, ou plutôt savait-il ? »
Chakraborti penche la tête. Oui.
« L’argent peut être transféré sur votre compte dans l’heure.
— Et il faut que je décide à qui je fais confiance : à une bande de raiders américains qui veulent mettre en pièces ma compagnie, ou à une aeai portant juste par hasard le nom d’un dieu et capable d’effacer chaque compte bancaire de la planète.
— En résumé, oui, monsieur.
— Je n’ai pas vraiment le choix, hein ? »
Vishram adresse un signe au batelier. Celui-ci se penche sur sa rame gauche et fait pivoter le canot sur l’eau noire en direction du grand ghât Dasâshvamedha. Vishram croit sentir une goutte de pluie sur sa lèvre.
Un murmure : « Il ne peut pas rester ici. »
Malgré l’atmosphère fétide et étouffante, la personne sur le matelas dort du sommeil de Brahmâ.
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