Ian McDonald - Le fleuve des dieux

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Tous les Hindous vous le diront, pour se débarasser de ses péchés, il suffit de se laver dans les eaux du Gangâ, dans la cité de Vârânacî.
Et, en cette année 2047, les péchés ce n’est pas ce qui manque : un corps aux ovaires prélevés glisse doucement sur les eaux du fleuve ; des intelligences artificielles se rebellent et causent de tels dégâts qu’une unité de police a été spécialement créée pour les excommunier.
Gangâ, le fleuve des dieux, dont les eaux n’ont jamais été aussi basses, se rue vers un gouffre conceptuel, technologique, évolutionnaire - ou peut-être tout cela à la fois.
A travers le kaléidoscope de neuf destins interconnectés, Ian McDonald dresse le portrait d’une Inde future, mais aussi d’une Terre future, où tout n’est que vertige. Souvent considéré outre-Atlantique et outre-Manche comme le roman de science-fiction le plus important des quinze dernières années, Le Fleuve des dieux a reçu le British Science Fiction Award et a été finaliste du prestigieux prix Hugo.

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Le vent de plus en plus fort ébouriffe sa courte chevelure de garçon et agite comme des drapeaux les jambes de pantalon de Lull. En bas, sur les eaux soudain agitées, tous les bateaux à rames se dirigent vers la berge.

« Vous en êtes sûre ? »

Aj tourne et retourne son cheval d’ivoire entre ses doigts.

« Oui. J’y ai réfléchi, il faut que je sache.

— Bonne chance, alors. » Sans préméditation, sans le vouloir, Thomas Lull la serre dans ses bras. Elle est frêle, osseuse, et si légère qu’il craint de la briser entre ses bras comme une tige de verre.

Thomas Lull se flatte de posséder ce don masculin de n’avoir besoin de visiter qu’une seule fois un endroit pour être capable de s’y orienter jusqu’à la fin de ses jours. Il se perd donc moins de deux minutes après être descendu du phut-phut sur les pelouses vertes et drues de l’université du Bhârat à Vârânacî. Elle était encore à quatre-vingts pour cent inachevée quand Thomas Lull avait donné une conférence à la toute nouvelle faculté d’informatique.

« Excusez-moi », se renseigne-t-il auprès d’un mâlî inexplicablement chaussé de bottes en caoutchouc dans la plus grande sécheresse de la brève histoire du Bhârat. Agités de fragments d’éclairs, les nuages s’accumulent et s’épaississent derrière les lumineux et spacieux bâtiments universitaires. Le vent brûlant souffle désormais avec force, le vent électrique. Il pourrait emporter cette fragile université dans les nuages. Qu’il pleuve qu’il pleuve qu’il pleuve, prie Thomas Lull en grimpant les marches quatre à quatre avant de passer devant le chowkidar puis de franchir les doubles portes du secrétariat de la faculté, où huit jeunes hommes et une quinquagénaire s’éventent avec des magazines de soapis. Il choisit de s’adresser à la femme.

« J’aimerais voir le professeur Chandra.

— Le professeur Chandra n’est pas disponible pour le moment.

— Oh, je tiens des plus hautes instances qu’il est là dans son bureau. Si vous pouviez juste le prévenir…

— C’est tout à fait irrégulier, contre la secrétaire. Les rendez-vous doivent être pris à l’avance par l’intermédiaire de ce bureau, et portés sur le registre approprié le lundi avant dix heures. »

Thomas Lull pose son cul sur un coin de la table de travail. Il fait venir un cumulo-nimbus sur lui, mais sait que les seuls moyens de traiter avec la bureaucratie indienne sont la patience, la corruption et le grade. Il se penche en avant et appuie sur tous les boutons de l’interphone à la fois.

« Voudriez-vous avoir l’obligeance d’informer le professeur Chandra que le professeur Thomas Lull a besoin de lui parler ? »

Au bout du couloir, une porte s’ouvre.

32

Pârvati

Cela avait commencé à la gare. Les porteurs étaient des voleurs et des gundas, les contrôles de sécurité un grossier manque de courtoisie envers une respectable veuve vivant dans un village loyal d’un district paisible, le chauffeur de taxi avait cogné sa valise en la fourrant dans son coffre, et quand il s’était mis au volant, il avait choisi l’itinéraire le plus long et slalomé à toute vitesse entre les bus pour terrifier une vieille femme de la campagne, puis, une fois celle-ci à moitié morte de peur, il avait exigé une rallonge de dix roupies pour monter sa valise en haut de tous ces escaliers, et elle avait dû les lui donner, elle n’y serait jamais arrivée avec l’horrible pollution de cette ville qui lui faisait presque cracher ses poumons. Et maintenant le châï servi par la cuisinière a un arrière-goût aigre, il n’y a jamais de bonne eau pure dans cette ville.

Pârvati Nanda chasse la cuisinière maussade, accueille sa mère avec l’adéquate ferveur filiale, puis demande à la balayeuse de porter ses bagages dans la chambre d’amis et de l’y installer.

« Je vais te préparer une véritable tasse de châï, nous irons la prendre sur le toit. »

Mme Sâdhurbhaï se ramollit comme une sculpture en ghî à un melâ.

La balayeuse annonce que la chambre est prête. Pendant que sa mère va inspecter la pièce et défaire ses bagages, Pârvati s’active avec la bouilloire, essuie, range, efface les restes de son humiliation au match de cricket.

« Tu ne devrais pas avoir à faire ça, dit Mme Sâdhurbhaï en s’imposant près de Pârvati devant la bouilloire. Le moins qu’on puisse attendre d’une cuisinière est de savoir préparer une tasse de châï. Et cette balayeuse t’escroque. C’est une fille extrêmement paresseuse. Tous ces moutons que j’ai trouvés sous le lit ! Il faut se montrer ferme avec le personnel. Tiens. » Elle pose sur le comptoir un paquet de thé à l’emballage criard. « Quelque chose qui a vraiment de l’arôme. »

Elles s’installent dans l’ombre légère d’une charmille de jasmin. Mme Sâdhurbhaï inspecte les travaux, puis les toits avoisinants.

« Ce n’est pas très isolé, ici », commente-t-elle en se tirant le dupattâ sur la tête. En ce début d’heure de pointe, les klaxons des voitures font concurrence à leur conversation. Une radio bêle des tubes depuis un balcon situé de l’autre côté de la rue. « Ce sera bien quand ça aura poussé un peu. Tu auras davantage d’intimité. Bien entendu, tu ne peux pas t’attendre à en avoir autant qu’avec les grands arbres du Cantonnement, mais ce sera plutôt agréable le soir, si tu es encore là.

— Mère, demande Pârvati, que fais-tu ici ?

— Une mère ne peut pas rendre visite à sa propre fille ? C’est une nouvelle mode de la capitale ?

— Même à la campagne, l’usage veut qu’on prévienne.

— Prévenir ? Je suis quoi, une crue subite, une invasion de criquets, une attaque aérienne ? Non, je suis venue parce que je m’inquiétais pour toi, dans cette ville, étant donné la situation actuelle… oh, tu m’envoies tous les jours des messages, mais je sais ce que je vois à la télévision, tous ces soldats, ces tanks, ces avions, et ce train en feu, épouvantable, vraiment. Et ici, en levant les yeux, je vois ces choses. »

Des avions-aeais patrouillent aux limites de la mousson et leurs ailes blanches reflètent la lumière du couchant quand ils virent et tournent à plusieurs kilomètres d’altitude au-dessus de Vârânacî. Ils peuvent rester là-haut des années, avait dit Krishân à Pârvati. Sans jamais toucher le sol, comme les anges des chrétiens.

« Mère, ils sont là pour nous protéger des Awadhîs. »

Elle hausse les épaules.

« Ach. C’est ce qu’on veut te faire croire, mais je sais ce que je vois.

— Mère, que veux-tu ? »

Mme Sâdhurbhaï remonte le pallav de son sari.

« Je veux que tu rentres à la maison avec moi. »

Pârvati lève les mains au ciel, mais Mme Sâdhurbhaï coupe court à ses protestations en reprenant la parole.

« Pârvati, pourquoi prendre des risques inutiles ? Tu te dis en sécurité, ici, et tu l’es peut-être, mais si toutes ces merveilleuses machines échouaient et que les bombes tombaient sur ton adorable jardin ? Ce risque n’est peut-être pas plus gros qu’un grain de riz, mais pourquoi le prendre ? Rentre avec moi à Kotkhaï, les machines de guerre awadhîes ne t’y trouveront jamais. Juste un moment, jusqu’à la fin de ces frictions. »

Pârvati Nanda repose son verre de châï. Le soleil, bas sur l’horizon, la force à s’abriter les yeux pour lire l’expression sur le visage maternel.

« Quelle est la vraie raison ?

— Je ne suis pas sûre du tout de savoir de quoi tu parles.

— Du fait que tu n’as jamais été persuadée que mon mari me respectait suffisamment.

— Oh, mais pas du tout, Pârvati, pas du tout. Tu t’es mariée dans notre jâtî et c’est un trésor sans prix. Ça me chagrine juste que des femmes ambitieuses… non, ce soir, nous dirons les choses comme elles sont : des resquilleuses de caste, voilà, c’est dit, cela me chagrine que des resquilleuses de caste fassent étalage de leur fortune, de leur mari et de leur situation sociale auxquels elles ont moins le droit que toi. Ça me blesse, Pârvati…

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