C’était la question qu’elle devait poser à Thomas Lull. Elle s’aperçut qu’elle redoutait cette rencontre. Quand sa disparition avait traversé la limite subtile mais nette entre temporaire et définitive, Lisa Durnau avait souvent imaginé ce qu’elle dirait si, à la Elvis, elle tombait sur Thomas Lull dans une allée de supermarché ou un duty-free d’aéroport. Rien de plus facile que de trouver des répliques spirituelles quand on sait qu’on n’aura jamais à s’en servir. Désormais, chaque kilomètre dans la pluie, chaque palmier dégoulinant la rapprochait de cette rencontre impossible, et elle ne savait pas ce qu’elle allait dire. Elle mit ce problème de côté au moment de chercher un phut-phut dans le tourbillon de gens et de véhicules trempés à l’endroit plus large de la route qui constituait la gare routière de Tekkadi. Mais alors qu’elle contournait en cahotant des flaques grandes comme un lagon sur la longue route droite qui longeait le bras mort, son appréhension réapparut, devint une épouvantable sensation nauséeuse dans son abdomen. Elle doubla un vieillard en énorme tricycle rouge qui avançait laborieusement sous la pluie. Le chauffeur du phut-phut la déposa au mouillage, où Lisa Durnau resta paralysée sous la pluie. Puis le tricycle rouge la dépassa en grinçant, effectua un virage à angle droit et cahin-caha, monta par la passerelle sur le pont arrière.
« Eh bien, mademoiselle Durnau, reprend le Dr Ghotse, même si je ne vois pas bien en quoi le professeur Lull peut vous aider, vous vous êtes montrée franche avec moi, il ne serait pas convenable que je ne vous rende pas la pareille. » Il sort dans la pluie fouiller dans le coffre de son tricycle, revient avec une feuille de papier repliée et imbibée d’eau. « Tenez. »
C’est un tirage papier d’un courrier électronique. Âmâr Mahal Hotel, Ghât Mânasarovar, Vârânacî. Mon cher Dr Darius. Ban, ce n’est pas la petite école de plongée que je m’étais promise. Malgré tous vos bons conseils, je suis dans le sombre Nord avec Aj. La fille asthmatique, vous vous souvenez ? Il y a là un profond mystère… et je n’ai jamais pu résister à un mystère. C’est le dernier endroit sur Terre où je devrais être… j’ai déjà été mêlé à un petit incident ferroviaire dont vous avez peut-être entendu parler… mais pourriez-vous me faciliter mon séjour dans cet enfer en expédiant le reste de mes affaires à cette adresse ? Je vous rembourserai par virement électronique.
Suit une liste de livres et d’enregistrements, dont le Schubert niché entre les coussins.
« Aj ? »
Le Dr Ghotse corrige sa prononciation. « Une jeune femme que le professeur Lull a rencontrée en boîte. Il lui a enseigné une technique pour contrôler son asthme.
— La méthode Buteyko ?
— En effet. Très inquiétant. En tant que médecin, je ne la recommanderais pas. Il a été perturbé au plus haut point que cette jeune femme sache qui il est.
— Stop. Je ne suis pas la première ?
— Je doute qu’elle représente un gouvernement quelconque. »
Lisa Durnau frissonne malgré la chaleur moite qui règne à l’intérieur de la cabine. Elle affiche la première image du Tabernacle sur la Table, qu’elle tourne vers le Dr Ghotse.
« Encore une fois, la photographie n’est pas très bonne, mais c’est bien la jeune femme en question.
— Docteur Ghotse, c’est aussi une image venant de l’artefact découvert à l’intérieur de Darnley 285. »
Le Dr Ghotse se laisse aller sur le dossier du divan.
« Eh bien, mademoiselle Durnau, comme le dit le professeur Lull dans sa lettre, il y a en effet là un profond mystère. »
Dehors, la pluie semble enfin se calmer un peu.
Dans le bureau de l’homme de loi, fenêtres et volets sont grands ouverts. Le vacarme qui monte de la rue est accablant.
« Toutes mes excuses, dit maître Nagpal en conduisant ses visiteurs aux fauteuils club au cuir craquelé avant de s’installer quant à lui derrière son bureau richement sculpté. Mais sans ça, la chaleur… notre climatisation, c’est au propriétaire de la maintenir en bon état. Une lettre bien sentie, je pense. Je vous en prie, prenez du châï. Pour ma part, dans une chaleur aussi torride, rien ne me paraît plus rafraîchissant que du châï brûlant. »
Thomas Lull ne partage pas ce point de vue, mais l’avocat a actionné sa petite sonnette pour appeler le wallah de bureau.
« J’ai entendu dire qu’il pleuvait déjà au Jhârkhand. » Le boy apporte sur un plateau de cuivre du châï brûlant et douceâtre, dont il sert une tasse à chacun. Nagpal vide la sienne d’un coup. Maître Nagpal, du cabinet Nagpal, Pahelvân et Dhâvan, se comporte en homme plus âgé qu’il n’est. Thomas Lull a longtemps adhéré à la théorie voulant que chaque être humain ait un âge spirituel intérieur auquel il restait toute sa vie. Lui-même est coincé à vingt-cinq ans. L’avocat approche de la soixantaine, même si à en juger à son visage et à ses mains, Thomas Lull ne lui donnerait pas plus de trente ans. « Bien, en quoi puis-je vous être utile ?
— Votre cabinet a envoyé une photographie à ma collègue ici présente », explique Lull.
Nagpal fronce les sourcils, pince les lèvres en un petit oh ? Aj pousse son palmeur sur le bureau. Elle reste calme et détendue, malgré la température qui, estime Thomas Lull, dépasse les quarante degrés. Son tilak semble briller dans l’ombre du bureau.
« On me l’a envoyée le jour de mes dix-huit ans, précise-t-elle.
— Ah, oui, je vois ! » Nagpal déplie son palmeur protégé par un étui en cuir façonné à la main, ouvre un dossier. Thomas Lull interprète le jeu des doigts de l’avocat, le mouvement de ses pupilles, la dilatation de ses narines. De quoi avez-vous peur, maître Nagpal, avec vos diplômes et certificats sur le mur ? « Voilà, Ajmer Rao. Vous avez fait tout ce chemin de Bengaluru, vraiment extraordinaire, surtout en ces temps troublés. La photographie représente, je crois, vos parents naturels.
— Foutaises, intervient Thomas Lull.
— Monsieur, la photographie montre…
— Jean-Yves et Anjâlî Trudeau. Des chercheurs en vie-A réputés, avec qui j’ai travaillé des années. Et à l’époque où Aj a théoriquement été conçue, j’étais en contact quotidien avec Anjâlî et Jean-Yves à Strasbourg. S’il y avait eu grossesse, je l’aurais su.
— Sans vouloir vous offenser, monsieur Lull, il y a des techniques modernes, des mères porteuses…
— Maître Nagpal, Anjâlî Trudeau n’a pas produit un seul œuf viable de sa vie. »
L’avocat se mâche la lèvre inférieure de dégoût.
« Nos questions sont donc les suivantes : qui sont les parents naturels d’Aj, et qui vous a chargé d’expédier cette photo ? Quelqu’un s’amuse à la tromper.
— Je regrette sincèrement la confusion dans laquelle se trouve Mlle Rao, mais il ne m’est pas permis de divulguer cette information, monsieur Lull. C’est une question de secret professionnel.
— Je peux toujours leur parler directement. Je ne suis ici que pour la forme.
— Je ne pense pas, monsieur. Veuillez pardonner ma brutalité, mais M. et Mme Trudeau sont décédés. »
Thomas Lull a l’impression que la pièce sombre, étouffante et désordonnée se retourne entièrement.
« Hein ?
— J’ai le regret de vous informer que M. et Mme Trudeau ont trouvé la mort hier matin dans l’incendie d’un appartement. Dans des circonstances peu claires qui font l’objet d’une enquête de police.
— Vous voulez dire qu’ils ont été assassinés ?
— Je suis en mesure d’ajouter, monsieur, que l’incident a attiré l’attention du service gouvernemental qu’on appelle familièrement le Ministère.
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