Sous son informe cape en plastique, Lisa Durnau ne voit même pas l’extrémité de la passerelle. Dans la cabine voisine, le Dr Ghotse se penche sur le réchaud à gaz pour fournir le châï et le réconfort promis. Lisa Durnau peut se passer du châï. Chaque fois qu’elle a essayé d’en obtenir un uniquement préparé avec de l’eau et sans un grain de sucre, on le lui a servi quand même sucré et plein de lait. Glacé, ce serait délicieux. Sous son étouffante cape imperméable, la sueur lui colle à la peau. La pluie tombe en cascade de l’avant-toit.
Il pleuvait quand elle avait atterri à Tiruvanantapuram. Un boy muni d’un parapluie l’accompagna jusqu’aux arrivées, de l’autre côté de l’aire de stationnement ruisselante. Les Occidentaux des classes économiques traversaient celle-ci en courant et en jurant, vestes et journaux au-dessus de la tête. Les Indiens se laissaient mouiller, l’air heureux. Lisa Durnau a connu de nombreuses pluies différentes : celle gris métal des printemps du Nord-Est, le crachin perçant qui tombait plusieurs jours d’affilée dans le Nord-Ouest, les terrifiantes grosses averses des États des Plaines, semblables à une cascade dans le ciel, qui engendraient crues subites et érosion en nappe. La pluie bienvenue était une nouveauté pour elle. L’eau de crue parsemée d’ordures dans les rues montait jusqu’aux essieux du taxi qui l’avait déposée à l’hôtel. Les vaches s’embourbaient jusqu’aux jarrets. Les cyclo-pousse labouraient le liquide brun et dansant, soulevant dans leur sillage des odeurs de bière. Elle vit un rat traverser à la nage devant le taxi, la tête bravement levée. Plus tôt dans la journée, alors qu’elle slalomait entre les flaques pour atteindre la passerelle, Lisa Durnau a vu une petite fille remonter le bras mort à la nage en poussant un léger radeau, pas plus de trois tiges de bambou attachées ensemble, avec une marmite de métal cabossée en équilibre dessus. Malgré ses cheveux qui lui collaient au crâne comme le pelage lustré d’un mammifère aquatique, la fillette arborait un visage radieux.
Le briefing de la CIA avait négligé d’informer Lisa Durnau que c’était la mousson au Kerala.
Servir de barbouze au gouvernement ne lui plaît pas. À peine la capsule s’était-elle posée, baignée de plasma en feu, que les leçons avaient commencé. Son premier briefing avait eu lieu dans le bus qui la conduisait au centre médical, encore affaiblie et endolorie par son retour dans la gravité. Elle n’avait même pas eu le temps de se changer avant qu’ils l’emmènent et la déposent dans le vol pour New York. À l’aéroport Kennedy, on l’avait briefée sur les liaisons d’ambassade, et sur les mots de passe de sécurité dans la limousine l’amenant à la suite VIP, où un homme et une femme en costume lui enseignèrent, dans un champ de silence du centre des affaires, le bon usage du dispositif de localisation. À la porte d’embarquement, ils lui remirent une petite valise contenant des vêtements convenables à sa taille, avant de lui serrer gravement la main en lui souhaitant un bon voyage et bonne chance dans sa mission. Lisa ouvrit ce bagage alors que le taxi s’arrêtait devant l’hôtel. Tout à fait ce qu’elle craignait. Aucun des tee-shirts n’avait de manches du bon type, quant aux sous-vêtements, ils étaient tout bonnement innommables. Deux élégants tailleurs noirs étaient pliés au fond. Elle s’attendit presque à voir Daley Suarez-Martin sortir du minibar. Le lendemain, munie de sa carte de crédit noire sans plafond de dépenses, Lisa alla au bazar remplir la valise pour un prix total inférieur à celui d’un slip Abercrombie & Fitch. Vêtements de pluie inclus.
« Oui, c’est un merveilleux spectacle », lance le Dr Ghotse. Lisa Durnau sursaute. Elle s’est laissé hypnotiser par les doigts de pluie sur le chaume. Debout devant elle, l’homme tient une tasse de châï dans chaque main. Le breuvage est conforme à ses craintes, mais il la réconforte en effet un peu. Le bateau sent l’humidité et le manque d’entretien. L’idée que Thomas Lull s’est retrouvé là ne lui plaît guère. Elle n’arrive pas à imaginer le bateau sous un autre climat que cette perpétuelle pluie blanche. Elle a lu les symboles tantriques sur les nattes du toit, remarqué le nom peint en blanc sur la proue : Salve Vagina. Aucun doute, Thomas Lull a vécu là. Mais elle avait appréhendé ce qu’elle y trouverait : les affaires de Lull, la vie de Lull après elle, après Alterre, le nouveau monde de Lull. Maintenant qu’elle a vu le peu qu’il y avait à voir, la pauvreté et le dénuement des trois cabines à toit de chaume, l’appréhension se transforme en mélancolie. C’est comme s’il était mort.
Le Dr Ghotse la prie de s’asseoir sur un des divans en tissu qui occupent une longueur de la cabine. Lisa Durnau se défait de sa cape de pluie, qu’elle laisse s’égoutter sur la natte de fibre tendre. Le châï est bon, sensuel.
« Eh bien, là-haut dans le sombre Nord, ils ont commencé une guerre pour elle. Ce ne sont pas des gens civilisés. Perclus de castes. Bon, mademoiselle Durnau, que voulez-vous à mon bon ami Thomas Lull ? »
Lisa Durnau s’aperçoit qu’il existe deux manières de jouer cette scène, ou toute autre du même acabit. Elle peut supposer que Lull a raconté à son bon ami le Dr Ghotse ce et ceux qu’il avait abandonnés. Ou bien, conformément à ses briefings, supposer que personne ne sait rien ni ne peut rien savoir.
Tu es en Inde, maintenant, LD.
Une puce de sonates pour piano de Schubert s’est frayé un chemin entre les coussins.
« Mon gouvernement m’a chargée de retrouver Lull pour lui transmettre certaines informations. Je dois si possible le persuader de rentrer aux États-Unis avec moi.
— Quelles sont ces informations ?
— Je n’ai techniquement pas le droit de le révéler, docteur Ghotse. Je me contenterais de préciser qu’elles sont de nature scientifique et que la perspicacité unique de Lull est nécessaire à leur interprétation.
— Lull. C’est comme ça que vous l’appelez ?
— Il vous a parlé de moi ?
— Suffisamment pour que je sois surpris de vous voir vous soucier des affaires de votre gouvernement. »
Occupe-t’en correctement. Empêche-les de foutre des bandeaux publicitaires Coca-Cola sur les nuages , lui avait-il demandé. Le souvenir de Lull ce soir-là dans le bar étudiant d’Oxford est encore plus proche, plus vivant que cette demeure dans laquelle il vivait tout récemment. Elle ne le sent pas, ici, sous cette canopée de bruit de pluie. Elle l’imagine courir sous cette pluie, fendre à la manière d’une loutre l’eau tiède du bras mort, comme la fillette du radeau avec sa marmite en étain. Que t’ont-ils demandé de devenir ?
Lisa Durnau sort et ouvre le bloc de données. Le Dr Ghotse, assis les chevilles croisées, a posé sa tasse sur la table basse sculptée.
« Vous avez raison. La vérité, la voilà. Vous ne la croirez peut-être pas, mais pour autant que je sache, tout est exact. » Elle affiche l’image de Lull produite par le Tabernacle.
« Le professeur Lull, reconnaît le Dr Ghotse. La photo n’est pas très bonne. Beaucoup trop de grain.
— C’est parce qu’elle a été générée par un artefact extraterrestre découvert par la NASA dans un astéroïde appelé Darnley 285. Artefact qu’on appelle le Tabernacle.
— Ah, le tabernacle, comme le sanctuaire qui abritait l’arche d’Alliance des Hébreux.
— Je ne suis pas sûre que vous ayez entendu ce que je viens de dire. Le Tabernacle n’est pas une création humaine, mais celle d’une intelligence extraterrestre.
— Je vous ai bien entendu, mademoiselle Durnau.
— Vous n’êtes pas surpris ?
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