Gare de Vârânacî, prévient l’aeai dans le chahut des radios et des conversations. Tal s’échappe sur le quai, prenant de l’avance sur la tache des banlieusards qui s’élargit lentement. Il aura le temps de s’arrêter pour méditer sur cette une plus tard, quand le shatabdi aura pris de la vitesse et l’aura emporté à plus de cent kilomètres de Vârânacî.
L’escalier mécanique hisse Tal dans le grand hall. Son palmeur lui a permis d’identifier le prochain départ : le train à grande vitesse pour Kolkata. Droit par la ligne de métal jusqu’aux États du Bengale. Patna et Nânak peuvent attendre. Davantage qu’un nouveau visage, Tal a besoin d’une nouvelle nation. Les Bangladais sont des gens civilisés, cultivés, tolérants. Kolkata deviendra son nouveau foyer. Mais la réservation en ligne est lente, lente, lente, et les guichets entourés d’une foule mortelle. Des journaux abandonnés parsèment le béton entre les bols d’âlû ou de dâl en feuille de manguier. Des chiffonniers fourragent et fouillent. Tous le livreraient pour une poignée de roupies.
Trente minutes avant le départ du train.
La réservation en ligne est encore bloquée. Et le guichet automatique est recouvert d’affichettes portant au marqueur la mention Hors Service.
Foutu Bhârat.
« Hé, dites-moi l’ami, vous voulez acheter un billet très très rapidement ? » Le revendeur, un jeune homme vêtu à la mode sportive avec un duvet comme moustache, se tient tout près de lui, en une intimité faisons-affaire. Il déploie un éventail de billets. « Sûrs et sans arnaque. Réservation garantie. Vous regardez, vous trouvez votre nom dans le wagon, personne ne vous demande rien. On a hacké le système de Bhârat Rail. » Il brandit un palmeur en piètre état.
Allons, allons. Eil ne va pas y arriver. Eil ne va pas y arriver.
« Combien ? »
Le garçon en tenue de sport annonce un prix qui, à n’importe quel autre moment, dans n’importe quelle autre situation, aurait fait éclater de rire le neutre.
« Tenez, voilà. » Eil tend une liasse de roupies.
« Hé, chaque chose en son temps, dit le garçon en conduisant Tal vers les quais. Quel train, quel train ? »
Tal lui répond.
« Venez avec moi. » Il lui fait traverser la foule entourant la buvette à châï où les banlieusards sirotent leur thé sucré avec beaucoup de lait dans de minuscules tasses en plastique. Il glisse une souche de billet vierge dans la fente d’impression du palmeur, saisit l’identité de Tal, presse quelques icônes. « Voilà. Bon voyage. » Il tend le billet avec un grand sourire. Le sourire se fige. La bouche s’ouvre. Un minuscule point rouge apparaît sur le col de son tee-shirt Adidas, s’élargit en un léger flot. Son visage, qui affichait une satisfaction béate, exprime d’abord la surprise puis la mort. Le jeune homme s’effondre sur Tal, un cri monte d’une femme en sari violet, un cri repris par toute la foule au moment où Tal voit par-dessus l’épaule du revendeur abattu l’homme en impeccable veste à la Nehru, pistolet noir à silencieux au poing, hésiter entre s’enfuir après avoir bâclé sa mission et viser posément pour la mener à bien ici, maintenant, devant tout le monde.
Puis un vélomoteur surgit de la foule, se faufilant ici ou là en klaxonnant. La jeune femme qui le conduit se dirige droit sur le tueur, qui l’entend, la voit et réagit avec une toute petite milliseconde de retard. Le deux-roues le percute au moment où il va braquer son arme. Le tueur hurle. Le pistolet lui échappe des mains. L’homme en noir recule en titubant sur le quai, se heurte à un train, glisse entre le bord du quai et le wagon, sous le train pour Kolkata, sur les rails.
La fille fait pivoter son engin face à Tal tandis que la foule se précipite vers le tueur pour voir ce qu’il est devenu. « Montez ! » crie-t-elle en anglais. Une main sort de sous le wagon. Des bras se tendent pour aider l’homme à se relever. « Si vous voulez vivre, venez avec moi. »
Tout autre choix serait encore plus insensé. La fille fait monter Tal, qui se glisse contre elle et s’accroche. Elle actionne la poignée des gaz et s’éloigne dans la foule sans cesser de klaxonner comme une forcenée. Elle atteint l’extrémité du quai, lance le vélomoteur cahotant sur les rails et les traverses, coupe la voie à un train local qui avance au pas, accélère le long de l’accotement jonché d’ordures tout en écartant à coups de klaxon les banlieusards à qui il sert d’itinéraire.
« Je devrais me présenter, lance la fille par-dessus son épaule. Vous ne me connaissez pas, mais j’avais plus ou moins l’impression de vous devoir quelque chose.
— Quoi ? crie Tal, la joue plaquée à son dos.
— Je m’appelle Nadja Askarzadah. C’est moi qui vous ai fourré là-dedans. »
À onze heures, à force de charges à la lâthî, la police a dégagé les rues. Les policiers pourchassent individuellement les kârsevaks dans les galîs, mais ce ne sont que des voyous, de la racaille toujours là quand il se passe quelque chose sur son terrain. Les ruelles sont trop étroites pour les camions de pompiers, aussi faut-il dérouler les tuyaux sur la chaussée et les relier pour agrandir leur rayon d’action. De l’eau fuit des joints. Les résidents de Kâshî regardent cela avec envie depuis leurs vérandas et leurs devantures ouvertes. Tous ces efforts viennent trop tard. C’est terminé. La vieille havelî en bois s’est effondrée sur elle-même en un tas de braises luisantes et cliquetantes. Les soldats du feu ne peuvent plus rien, sinon les tasser pour les empêcher d’incendier les bâtiments voisins. Ils glissent et tombent sur une couche de peaux de bananes.
L’attaque a été aussi minutieuse qu’efficace. Le feu a pris et s’est propagé à une vitesse stupéfiante. Sec comme de l’amadou. Cette sécheresse, cette longue sécheresse. Des brancards emportent les morts. Vârânacî, cité d’incinérations. Ceux qui se sont enfuis par la porte de devant se sont heurtés à toute la colère du Shivajî. Leurs corps jonchent la ruelle. L’un porte, brûlé jusqu’à la carcasse, un pneumatique autour du cou. Le corps est intact, la tête un crâne noirci. Un autre a été transpercé par un trident de Shiva, un troisième éviscéré, et l’espace ainsi pratiqué rempli de déchets en plastique enflammés. Les policiers les piétinent pour les éteindre et traînent la chose à l’écart en essayant de la toucher le moins possible. Ils craignent le contact polluant du hîjrâ, le sans-sexe.
Hovercams et caméras portables s’approchent pour des gros plans. Dans le studio de direct, les responsables de journaux télévisés étudient les images en décidant quelle posture adopter : opinion progressiste scandalisée ou colère populaire face à l’hypocrisie du gouvernement Rânâ. N.K. Jîvanjî publiera un communiqué à onze heures trente. Les responsables de journaux télévisés adorent une histoire qui décolle. Le cricket s’est terminé avant l’apogée, la guerre n’a rien donné à part des heures de transports de troupes blindés qui parcourent d’un bout à l’autre la longue courbe du barrage Kundâ Khâdar, mais ce scandale sexuel lié aux Rânâ échappe à tout contrôle et conduit à des corps calcinés, à des combats de rue. Un plan en particulier sera repris dans toutes les informations télévisées du matin : celui de la pauvre aveugle, le côté de la tête fracassé par un coup de massue au moment où la fureur l’a rattrapée. Personne n’arrive à comprendre pourquoi elle tient une banane à la main.
Derrière la frange de chaume de coco dégoulinante d’eau, la pluie réduit le monde à un flux. Palmiers, église, étals le long de la route, route elle-même et véhicules qui y passent dans un sens ou dans l’autre, tout est nuance de gris, délavé, liquide, tout se mélange comme dans une peinture à l’encre japonaise. Les phares des camions sont blafards et délayés. Terre, fleuve et ciel se succèdent sans discontinuité.
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