— L’univers est très vaste. La surprise serait qu’il n’en soit pas ainsi. »
Lisa pose le bloc sur la table entre les tasses de châï.
« Il y a autre chose que j’ai besoin que vous compreniez. Cet astéroïde Darnley 285 est très vieux. Plus âgé que notre système solaire. Vous arrivez à comprendre ça ?
— Mademoiselle Durnau, les cosmologies occidentales et hindoues font l’une comme l’autre partie de mon éducation. C’est en effet un prodige qu’un objet ait survécu à la destruction survenue à la fin du Dvâpara Yuga, voire à des millénaires avant celle-ci. Ce Tabernacle pourrait être un vestige de l’Âge de Vérité lui-même.
— Si je veux trouver Thomas Lull, c’est pour lui demander pourquoi son visage apparaît à l’intérieur d’un corps rocheux vieux de sept milliards d’années.
— Ce serait une question », reconnaît le Dr Ghotse.
La pluie a réussi à traverser le chaume de coco. Un petit égouttement, mais qui prend de l’ampleur, tombe sur la table basse aux sculptures représentant deux amants tantriques entrelacés. La mousson au-dessus de Lisa Durnau, sous elle, derrière et devant elle, dissolvant les certitudes de l’aéroport Kennedy, de New York, de l’hypersonique. Cette pluie, cette Inde.
Le rugissement, la pluie, l’odeur d’égouts, d’épices et de pourriture, l’incessant chaos de la circulation, le chien crevé à demi réduit en os noirs dans le caniveau, le vol circulaire des milans aux yeux de charognard, les bâtiments écaillés aux taches de moisissure, la douce puanteur d’alcofuel au sucre de canne et de ghî en train de brûler en provenance des vendeurs de pûrîs, les enfants se pressant autour d’elle, propres et nourris mais réclamant roupie roupie, stylo stylo, les colporteurs, vendeurs, diseurs de bonne aventure et masseurs se dirigeant sur une femme blanche sous la pluie : le peuple. Les gens. À moins de cent mètres de son hôtel, le Kerala la terrassa. Ce qu’elle entendit, ce qu’elle sentit ou ressentit, ce qu’elle vit, tout se combina en une attaque massive contre sa susceptibilité. L. Durnau la fille de prêcheur. C’était le monde de Thomas Lull. Elle devait s’y frotter aux conditions de Thomas Lull.
Elle se fit couper les cheveux par un aveugle au salon de coiffure Gangâ Devî et ne s’aperçut qu’après, en tapotant sa coupe au carré, que celle-ci la faisait ressembler à l’image du Tabernacle. Accomplissement de la prophétie. Elle acheta des bouteilles d’eau au milieu de la mousson, ainsi que des vêtements de pluie légers et efficaces, puis fit reproduire à des dizaines d’exemplaires la photo de Thomas Lull tirée du bloc de données – qu’elle commençait à considérer comme une des Tables de la Loi – dans une petite imprimerie coincée derrière un pîpal aux branches duquel pendaient des cordons brahmanes rouges et orange. Elle commença ensuite son enquête.
Le conducteur de cyclo-pousse semblait avoir douze ans. Lisa doutait qu’un garçon aussi maigre arrive à transporter le moindre passager, mais il lui colla aux basques sur trois pâtés de maisons, en la hélant, « Hello, hello, madame », tandis qu’elle slalomait entre les parapluies. Elle l’arrêta à l’endroit où la route se rétrécissait, à l’entrée du fort.
« Tu parles anglais ?
— Anglais-indien, américain ou australien, madame ?
— J’ai besoin de garçons parlant anglais.
— Il y en a plein, madame.
— Voilà cent roupies. Si tu en ramènes autant que tu peux dans une demi-heure au salon de châï qui est là, je t’en donnerai deux cents autres. J’ai besoin de garçons qui parlent anglais, savent tout et connaissent tout le monde. »
Il fourra le billet dans une poche de son pantalon Adidas, remua la tête de la manière qui, avait appris Lisa, signifiait d’accord.
« Hé ! Comment tu t’appelles ? » lui cria-t-elle alors qu’il repartait dans la circulation en jouant mélodieusement de la sonnette. Il lui sourit par-dessus son épaule sans cesser de pédaler dans l’eau tourbillonnante.
« Kumâramangalam. »
Lisa Durnau s’installa dans le salon de thé et surfa une demi-heure sur Alterre. Une semaine équivalait littéralement à une époque géologique, au rythme de vingt mille ans par heure. Des floraisons algales dans le Biome 778, dans le Pacifique Est, avaient généré un microclimat océanique auto-entretenu qui provoquait un changement de direction des vents similaire à El Niño sur VraieTerre. Les forêts humides des montagnes mouraient, les complexes écosystèmes symbiotiques des arbres à fleurs, les colonies d’oiseaux pollinisateurs et les complexes sociétés arborico-sauriennes de la canopée se désagrégeaient. En quelques jours, une dizaine d’espèces avaient peu à peu disparu, ainsi qu’un système équilibré d’une rare beauté. Lisa savait devoir prendre en compte la nature bouddhique d’Alterre : ce n’étaient que des espèces virtuelles qui se disputaient la mémoire, les ressources et un ensemble de paramètres mathématiques de onze millions d’ordinateurs. Pourtant, chaque extinction la chagrinait. CyberTerre pouvait avoir une véritable existence physique quelque part dans le polyvers post-expansion, elle l’avait prouvé. C’était une véritable mort, une véritable annihilation, véritable et définitive.
Jusqu’à ce jour. Dans un salon de châï kéralais, on aurait dit des jeux, des jouets. Une mini-exhibition de monstres. Les clients regardaient tous le soap sur l’écran plat. Elle avait lu que les aeais en avaient créé non seulement les personnages, mais aussi les acteurs qui les interprétaient. Un vaste édifice artificiel menaçait de submerger la dramatique, comme les énormes tours incrustées qui dominaient l’architecture des temples dravidiens. Il n’y a pas qu’une CyberTerre, s’aperçut-elle. Il y en a des milliers.
Kumâramangalam revint au bout de la demi-heure. C’était quelque chose qu’elle découvrait, dans ce monde étranger. Il n’avait que l’apparence du chaos. Les choses se faisaient, et se faisaient bien. Vous pouviez compter sur les gens pour porter vos bagages, nettoyer vos vêtements, retrouver votre ancien amant. Les garçons des rues s’entassèrent dans le salon de thé, dont le propriétaire jeta plusieurs regards courroucés à l’effrontée Occidentale. Les autres clients déplacèrent leurs sièges en se plaignant à voix haute de ne pas entendre la télévision. Kumâramangalam se plaça près de Lisa d’où il cria sur l’un puis sur l’autre, et ils semblèrent lui obéir. Il se plaçait déjà en position de lieutenant. Comme l’avait soupçonné Lisa, la plupart n’avaient qu’une connaissance petit-nègre de l’anglais, mais elle disposa les photographies de Thomas Lull en éventail sur la table.
« Une chacun », ordonna-t-elle à Kumâramangalam. Des mains arrachèrent les photos imprimées au fur et à mesure que le conducteur de cyclo-pousse les tendait. Il en renvoya certains sans photo, en harangua longuement d’autres en malayâlam. « Bon, j’ai besoin de trouver cet homme. Il s’appelle Thomas Lull. Il est américain. Il vient du Kansas, vous comprenez ? »
Kansas, répétèrent les garçons des rues. Elle brandit le cliché. Celui dont se servait son éditeur pour les relations publiques, celui qui le représentait en homme sensible appuyé sur une main et souriant avec sagesse. Il avait détesté.
« Voilà à quoi il ressemblait il y a quatre ans. Il est peut-être encore là, il est peut-être reparti. Vous savez où vont les touristes et où vont les gens qui décident de rester. Je veux savoir soit où il est, soit où il est parti. Vous comprenez ? »
Un murmure océanique.
« D’accord. Je vais donner de l’argent à Kumâramangalam. Voilà cent roupies. Il y en aura quatre cents autres si vous me rapportez l’information. Je la vérifierai avant de vous payer. »
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