Si occidental progressiste qu’on soit, il y a toujours une partie de l’Inde qui vous choque. Pour Thomas Lull, c’est cette strate enfouie de colère et de haine qui peut, d’un coup, faire se précipiter un homme chez son voisin de toujours pour le couper en deux à la hache, puis brûler sa femme et ses enfants dans leurs lits, avant de reprendre sa vie de voisin une fois tout cela fait et consommé. Même sur les ghâts, au milieu des fidèles, des dhobî-wallahs et des colporteurs pourchassant les derniers touristes, la foule hystérique n’est qu’à un cri de distance. La philosophie de Thomas Lull n’a rien pour expliquer cela.
« À un moment, j’ai envisagé de collaborer avec les sundarbans, explique Thomas Lull. Je venais de témoigner auprès de la Commission Hamilton. Elle avait raison de se montrer soupçonneuse : Alterre cherchait aussi à mettre en place un écosystème alternatif dans lequel l’intelligence pourrait évoluer selon ses propres termes. Je ne pense pas que j’aurais pu rester aux US. J’aime croire que je me suis montré noble et inflexible sous la persécution, comme Chomsky durant les guerres de Bush, mais je suis une vraie poule mouillée face au pouvoir armé. Ce dont j’avais peur, c’était qu’on m’ignore. D’écrire, de parler et de discuter sans que personne ne fasse attention à moi. Enfermé dans la salle blanche. À crier dans son oreiller. C’est pire que la mort. C’est ce qui a fini par avoir la peau de Chomsky. Étouffé par la stupidité.
« Je savais ce qu’ils avaient ici, tous ceux qui s’intéressaient aux aeais savaient ce qu’ils cachaient dans leurs cyberâbâds. Le mois précédant l’entrée en vigueur des lois Hamilton, ils faisaient sortir des bévaoctets d’informations des États-Unis. Washington a exercé une pression incroyable sur tous les États indiens pour qu’ils ratifient l’Accord International sur l’Enregistrement et l’Autorisation des Intelligences Artificielles. Et je me suis dit qu’ils pourraient au moins avoir quelqu’un pour prendre leur défense, une voix américaine qui défende l’opinion inverse.
« Jean-Yves et Anjâlî voulaient me faire venir… Ils savaient que même si l’Awadh s’alignait sur Washington, ils ne pourraient jamais obtenir mieux des Rânâ qu’un compromis national sur les aeais autorisées, histoire de protéger leurs soapis. Ma femme s’est ensuite barrée avec la moitié de mes biens terrestres, et moi qui me croyais équilibré, raffiné et cool, je n’étais rien de tout ça. J’étais l’opposé de tout ce que je croyais être. J’ai perdu la tête un certain temps, je pense. Je ne l’ai pas encore retrouvée. Mon Dieu, je n’arrive pas à croire qu’ils sont morts.
— Sur quoi travaillaient-ils, au sundarban, à votre avis ? »
Aj est assise les jambes croisées sur le niveau en bois où les prêtres accomplissent la pûjâ nocturne à Gangâ Devî. Les fidèles regardent longuement son tilak, celui d’un vaïshnava au cœur du fief de Shiva.
« À mon avis, ils avaient une Génération Trois, là-dedans. »
Aj triture un tortillon de pétales d’œillets.
« Avons-nous atteint la singularité ? »
Thomas Lull sursaute en entendant ce mot abstrus tomber comme une perle des lèvres d’Aj.
« Bon, dites-moi, mystérieuse jeune fille, qu’entendez-vous par singularité ?
— Cela ne désigne-t-il pas le point théorique où les aeais deviennent d’abord aussi intelligentes que les humains, pour les dépasser rapidement ensuite ?
— Je répondrais oui et non. Oui, à n’en pas douter, il existe des Générations Trois en tous points aussi vivantes, conscientes et pourvues d’un sentiment de personnalité que quelqu’un comme moi. Mais elles ne vont pas nous réduire tous en esclavage, ou faire de nous leurs animaux domestiques, ou simplement nous atomiser, parce qu’elles ont l’impression qu’elles et nous nous disputons la même niche écologique, ça c’est la manière de penser d’Hamilton, et c’est ne pas penser du tout. Ce qui constitue la partie “non” de ma réponse : elles sont intelligentes, mais pas à la manière humaine. L’intelligence aeai est étrangère. C’est une réaction à des conditions et des stimulus spécifiques du milieu ambiant, et ce milieu est CyberTerre, où les règles sont très, très différentes de celles de VraieTerre. La première règle de CyberTerre : on ne peut pas déplacer l’information, il faut la copier. Sur la VraieTerre, déplacer physiquement une information, c’est du gâteau : on le fait chaque fois qu’on se lève avec ce sentiment de personnalité dans la tête. Les aeais ne peuvent pas faire ça, mais elles peuvent faire autre chose dont nous sommes incapables. Se dupliquer. Bon, ce que devient alors le sentiment de personnalité, je n’ai aucun moyen de le savoir, et techniquement, je ne peux pas le savoir. Nous trouver à deux endroits à la fois est philosophiquement impossible pour nous, pas pour les aeais. Pour elles, les implications philosophiques de ce qu’on fait de sa copie quand on se rend dans une nouvelle matrice sont d’une importance fondamentale. Une personnalité complète disparaît-elle, ou bien fait-elle partie d’une gestalt plus large ? Nous voilà déjà dans une façon de voir les choses complètement étrangère. Donc, même si les aeais ont atteint la singularité et se dirigent à toute vitesse vers des QI à six chiffres, qu’est-ce que ça signifie en termes humains ? Comment le mesurons-nous ? À quoi le comparons-nous ? L’intelligence n’est pas absolue, elle dépend toujours de l’environnement. Les aeais n’ont pas besoin de provoquer des krachs boursiers, de lancer les missiles nucléaires ou de bousiller notre réseau planétaire pour remettre l’humanité à sa place, il n’y a pas concurrence, ces choses n’ont ni signification ni pertinence dans leur univers. Nous sommes voisins dans des univers parallèles, et du moment que nous nous comportons en voisins, nous vivrons en paix dans notre intérêt mutuel. Mais les lois Hamilton signifient que nous nous sommes dressés contre nos voisins et les conduisons à l’annihilation. À un moment ou à un autre, elles vont se battre, comme tout ce qui se retrouve le dos au mur, et ce sera une bataille terrible, cruelle. Il n’y en a pas de plus terribles que celles que se livrent les dieux, et nous sommes chacun les dieux de l’autre. Nous sommes des dieux pour une aeai. Nos mots peuvent modifier l’apparence de n’importe quelle partie de leur monde. C’est la réalité de leur univers : des entités non matérielles qui peuvent annuler n’importe quelle partie de la réalité font tout autant partie de sa structure que l’incertitude quantique et la théorie Étoile-M de la nôtre. Nous habitions un univers qui pensait de cette manière, autrefois : les esprits, les ancêtres et le reste faisaient partie du monde divin. Nous avons besoin les uns des autres pour maintenir nos mondes.
— Il y a peut-être un autre moyen, rétorque doucement Aj. Une guerre n’est peut-être pas inévitable. »
Thomas Lull sent une variation de la brise sur son visage, le ronronnement de tigre du tonnerre au loin. Ça arrive.
« Ce serait quelque chose, hein ? dit-il. Ce serait une première, je crois ? Non, non, c’est l’Âge de Kâlî. » Il se lève, époussette ses vêtements, sur lequel le vent a déposé du sable et des cendres humaines. « Venez. » Il tend la main à Aj. « Je vais à la fac d’informatique de l’université de Vârânacî. »
Aj penche la tête sur le côté.
« Le professeur Naresh Chandra y est, aujourd’hui, mais dépêchez-vous. Veuillez me pardonner de ne pas vous accompagner, Lull.
— Où allez-vous ? » Question posée sur un ton froissé de petit ami.
« Les Archives Nationales Bhâratîes, sur Râjâ Bâzâr, ferment à dix-sept heures. Comme les autres méthodes ont échoué, je pense qu’un test d’ADN mitochondrial me dira qui sont mes vrais parents. »
Читать дальше