« Et ma troisième question ? »
Yogendra devait l’avoir, maintenant, devait s’être débrouillé pour le mettre dans le coffre avant que les spasmes se calment, devait être reparti dans la circulation, en envoyant chier les voitures taxis phut-phuts camions bus vélomoteurs et vaches sacrées, il devait revenir avec lui.
Les yeux d’Ânand s’écarquillèrent comme s’il comprenait une vérité trop grande même pour un datarâja en herbe partisan de la théorie du complot.
« Voilà le plus dingue. Tu ne fricotes pas avec les Nâth, mais des rumeurs courent sur qui travaille avec eux, sur qui leur client pourrait être.
— Complots et rumeurs.
— Si Dieu n’existe pas, il ne te reste que cela.
— Le client ?
— Personne d’autre que M. Cordialité en personne, l’ami des pauvres, le champion des opprimés, le fléau des Rânâ et pourfendeur des Awadhîs : l’honorable N.K. Jîvanjî. »
Shiv refusa une troisième tasse de café enrichi.
Shiv se relève et descend, lentement comme l’exige le script, vers le premier rang. C’est le signal pour Yogendra de sauter en bas sur le sable. Il s’avance nonchalamment vers Hayman Dane, désormais pantelant. Yogendra lui tourne la tête d’un côté, puis de l’autre, le détaille comme s’il découvrait un nouveau fruit. Yogendra s’accroupit, s’assure que Hayman Dane voit ce qu’il fait et ramasse le lobe sectionné. Il gambade jusqu’au microsabre en cage et lâche d’un geste délicat le morceau d’oreille entre les barreaux. Un claquement de mâchoires. Shiv entend le crissement de la chair sous les dents, léger mais net. Hayman Dane commence à crier, un gémissement strident, celui d’un homme qui mouille son pantalon, d’un homme dans la dernière peur de son existence, d’un homme qui n’en est plus un. Ce vilain bruit indécent fait grimacer Shiv. Il se souvient de la première fois qu’il a vu l’Américain, quand Yogendra l’a amené dans l’arène par le tunnel, Yogendra qui le poussait devant lui des deux mains, le gros homme qui, de peur de perdre l’équilibre, se précipitait en avant de quelques pas mal assurés, regardait bouche bée autour de lui, clignait des yeux pour essayer de comprendre dans quel genre d’endroit il se trouvait. Shiv voit maintenant la tache d’urine s’élargir, tiède et sombre, comme les eaux de la naissance, sur le short marron clair. Il n’arrive pas à croire que ce génie blanc occidental louant ses services à qui veut les rémunérer puisse se résoudre à une fin aussi stupide.
Yogendra bondit à nouveau sur la rambarde. Saï va jusqu’à la cage. Elle lève le microsabre au-dessus de sa tête et entame sa parade, mettant lentement, délibérément un pied devant l’autre. Un pas, deux, trois, virage. Un pas, deux, trois, virage. La danse rituelle qui a séduit et envoûté Shiv la nuit où il a vu la fille, dans cette arène, sur ce sable. La nuit où il a tout perdu. Et voilà qu’elle danse pour lui. Les mouvements de cette femme qui arpente la zone de combats ont quelque chose d’antique, de puissant, une danse de Kâlî. Le microsabre devrait lui avoir ouvert le poignet, arraché la moitié de la tête. Il reste immobile sous les caresses, hypnotisé.
Shiv arrive enfin au premier rang. S’assied.
« Je vous pose la question, Hayman Dane : où est le sundarban ? »
Saï s’accroupit devant l’Américain, une jambe repliée, l’autre tendue sur le côté. Elle plonge son regard dans les yeux larmoyants de Hayman Dane. Elle se drape le félin autour du cou. Shiv retient sa respiration. Il n’avait jamais vu faire cela. Il se retrouve sans tarder avec une puissante et agréable érection.
« Chunar, sanglote Hayman Dane. Le fort de Chunar. Râmânandâchârya. Il s’appelle Râmânandâchârya. Détachez-moi les mains ! Détachez-moi les mains, bordel !
— Pas encore, Hayman Dane, dit Shiv. Il y aura un nom de fichier, ainsi qu’un code. »
L’homme est désormais hystérique, simple animal sans pensée ni intelligence.
« Oui ! crie-t-il. Oui, mais détachez-moi juste les mains ! »
Shiv adresse un hochement de tête à Yogendra. Se pavanant comme un coq, celui-ci trottine jusqu’à l’Américain dont il déverrouille les menottes. Hayman Dane pousse un cri quand le sang se remet à circuler dans ses poignets.
« Allez vous faire mettre, bordel, allez vous faire enculer », marmonne-t-il, mais ce n’est plus d’un ton de défi.
Shiv lève le doigt. Saï caresse la tête abîmée de son microsabre, à quelques millimètres de son œil droit.
« Le nom et la clé, Hayman Dane. »
L’homme lève les mains : voyez, je suis sans armes, sans défense, je ne représente ni menace, ni danger. Il prend quelque chose dans la poche de poitrine de sa chemise voyante. Il a de plus gros seins que certaines des femmes que Shiv a baisées. Il brandit son palmeur.
« Vous voyez ? C’était dans ma putain de poche depuis le début. »
Shiv lève un doigt. Yogendra arrache le palmeur à l’Américain et bondit jusqu’aux sièges par-dessus la rambarde. Saï caresse la tête balafrée de son microsabre.
« Laissez-moi partir… Vous avez ce que vous voulez, laissez-moi partir, maintenant. »
Yogendra a déjà remonté la moitié de l’allée. Saï, qui s’est relevée, repart vers le tunnel. Shiv grimpe une par une les petites marches.
« Hé, je fais quoi, maintenant ? »
Saï est à la porte. Elle regarde Shiv, en attente. Shiv lève un doigt. Saï se tourne et lance le microsabre sur le sable ensanglanté de l’arène. C’est l’heure du cochon.
Vêtue d’un yukata blanc, Sajida Rânâ se penche sur la balustrade de pierre taillée et souffle de la fumée dans l’obscurité parfumée qui précède l’aube.
« Vous me l’avez bien foutue dans le cul, Khan. »
Quand, à trois heures du matin, sa voiture officielle s’était glissée dans les rues pour se rendre au bhavan Rânâ, Shahîn Badûr Khan avait cru ne pas pouvoir ressentir un effroi plus écœurant, une culpabilité plus oppressante, un anéantissement plus complet. Il avait regardé monter le thermomètre sur le tableau de bord. La mousson vient, en fin de compte, avait-il pensé. Il fait toujours une chaleur insupportable avant qu’elle arrive. Il vit pourtant de la glace, de la glace bangladaise. Les États du Bengale et leur iceberg apprivoisé avaient fait merveille. Il s’efforça de l’imaginer, amarré dans le golfe du Bengale, avec ses feux de position clignotant. Il vit les mouettes tourner au-dessus. Quoi qu’il arrive, la pluie s’abattra sur moi et sur ces rues. Il pensa : je suis fini. Au plus bas. Impossible de tomber encore plus bas. Sur la véranda du bhavan Rânâ, il comprend qu’il en est encore très loin. La plaine abyssale s’étend dix kilomètres sous lui, tout au fond de la terrible obscurité. Il y a de la glace au-dessus de lui, de la glace qu’il ne pourra jamais briser.
« Je ne sais pas quoi dire. »
C’est si faible. Et c’est un mensonge. Il sait quoi dire. Il l’a répété en revenant à sa havelî en phut-phut. Les mots, l’ordre des confessions, la révélation des secrets d’une vie entière, tout lui était venu d’un bloc, d’un jet, parfaitement formé dans son esprit. Il savait ce qu’il devait faire. Mais il fallait qu’on l’y autorise. Elle doit lui accorder cette grâce.
« Je pense mériter quelque chose », dit Sajida Rânâ.
Shahîn Badûr Khan lève une main dans une douleur lancinante, mais il n’y a pas d’apaisement, d’amélioration. Il ne mérite aucune pitié.
Chez lui, Shahîn avait trouvé les lampes allumées à l’intérieur du vieux zanâna. Debout dans le cloître, il s’était efforcé de comprendre ce que disaient les femmes dont il entendait les voix. Il y avait des invitées presque tous les soirs : des écrivaines, des avocates, des politiciennes, des meneuses d’opinion. Elles discutaient des heures derrière le vieux pardâ. Il fallait que Bilqis sache, avant tout le monde, avant même sa Première ministre, mais pas devant des invités. Pas question, devant des invités.
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