Shiv secoue la tête. Il va pour leur parler, pour leur dire, mais Yogendra se montre plus rapide. Jûhî sourit, fronce les sourcils et ouvre la bouche pour hurler dans l’instant qu’il faut à Yogendra pour la percuter. Malgré sa maigreur, ce petit gars a de l’inertie. Le verre vole et répand une traînée de vodka sanglante. Jûhî recule en chancelant. Yogendra baisse la tête et lui en donne un coup au visage. Les mains de Jûhî se dressent. Elle perd l’équilibre. Elle bascule en arrière sur la rambarde. Ses bottes de gavial s’agitent, ses plumes palpitent. Ses bras moulinent. Elle tombe dans les balafres de lumières et les danseurs silencieux. Le bref hurlement, le craquement sonore quand elle s’écrase sur le bord d’une plate-forme inférieure résonnent dans le puits de béton du site Construxx Août 2047. Elle rebondit. Elle tournoie, étrange chose informe et fracassée. Shiv espère que cela l’a tuée. Que cela lui a brisé net la colonne vertébrale. Tout le monde entend le petit bruit sourd quand elle heurte le fond du puits. Cela a pris beaucoup plus de temps que Shiv se l’imaginait. Il regarde par-dessus la balustrade, voit accourir les gros bras de l’entrée, qui ne peuvent que parler dans leurs cols. Ils regardent droit dans sa direction dans les rayons lumineux. En bas, les premiers cris s’élèvent. Construxx Août 2047 devient un cylindre de hurlements paniqués.
Elle était sortie pour la soirée. Rien de plus. Boire. Danser. Flirter. Un peu de célébrité. D’amusement. Quelque chose à raconter aux copines le lendemain.
Le verre vide tourne encore sur le sol.
Nîtîsh et Chunni Nâth se regardent.
Il n’est pas un tueur. Pas un tueur.
Une des Russes lui passe un épais portefeuille de plastique. Il voit la grosse liasse de billets sous le vinyle gris cendré. L’objet semble flotter devant lui, il ne comprend pas ce que c’est. Il voit Yogendra debout près de la rambarde, rentré en lui-même, d’une blancheur d’os. Il ne comprend pas ce que c’est.
Elle était sortie pour la soirée. Un corps qui se répand dans l’eau sombre. Jûhî qui tombe de plus en plus loin de lui, en moulinant des bras et des jambes.
« Au fait. » C’est Nîtîsh qui s’adresse à lui. Sa voix n’a jamais semblé si morte et si atone, même dans le champ de silence. « Au cas où vous vous demanderiez ce que décryptent les Américains… Ils ont trouvé quelque chose dans l’espace et n’ont pas la moindre idée de ce que c’est. »
Art Empire Industry , murmure le graffiti rouge.
QUATRIÈME PARTIE
Tândava Nrtya
Le corpulent Américain saigne en abondance sur le sable de l’arène. Invisible dans son box à l’ombre des tribunes, Shiv l’observe. Il y a une expression qu’il aime bien dans les films de gangsters américains. Égorger le cochon. Il n’a jamais vu de cochon égorgé au couteau, mais il imagine la scène, ses petites pattes de cochon soulevées qui se débattent contre les mains qui tirent sa tête en arrière et exposent sa gorge de cochon au fil de la lame. Puis le couteau plonge dans l’endroit tendre, l’endroit du sang. Il imagine que les pattes frénétiques du porc ressemblent aux jarrets pâles et poilus qui sortent du short baggy de l’homme. Il imagine que, sous ses couches de graisse, l’animal doit émettre cette même espèce de gémissement haletant, monotone et laid. Il doit regarder de la même manière autour de lui, à la recherche de son tueur. Shiv habille de ces vêtements américains le cochon qu’il voit en esprit.
Les porcs le révoltent.
Cela n’avait été qu’une infime entaille, juste pour provoquer un début de saignement. Ils sont plus agressifs quand ils sentent l’odeur du sang, lui a dit la fille en débardeur. On pourrait même considérer cela comme une déclaration de mode. La boucle d’oreille semblait ridicule sur un homme adulte. Autant ne pas avoir de lobe du tout.
« Je vous repose la question. Où est le sundarban ?
— Écoutez, merde, je n’arrête pas de vous le dire, je n’ai pas la moindre idée de quoi vous parlez… Je ne suis pas celui que vous cherchez. »
Shiv soupire. Il adresse un signe de tête à Yogendra. Le gamin monte sur la rambarde, les ciseaux levés pour accrocher la lumière.
« Ne me coupez pas, bordel. Coupez-moi et c’est l’incident diplomatique. Vous vous foutez dans une merde pas possible. Vous m’entendez ? »
Yogendra sourit, tend les bras de chaque côté du corps, tortille des hanches, fait cliqueter ses ciseaux, clic, clic, clic. Shiv observe l’estuaire de sang se déployer sur le cou de l’Américain. Une partie a déjà séché, formant une croûte, de la nourriture pour les mouches. Il suit la traînée des yeux qui passe sous le col rond de la chemise hawaïenne – et commence à imbiber le tissu – puis descend par le bras pour former une nappe rouge autour des poignets écorchés par les menottes. Cochon égorgé, pense Shiv.
« Vous êtes Hayman Dane ?
— Non ! Oui. Écoutez, je ne sais même pas qui vous êtes.
— Hayman Dane, où est le sundarban ?
— Le sundarban ? Quel putain de sundarban, merde ? »
Shiv se lève. Il époussette son grand manteau de cuir neuf.
Comme dit le guide qui fait passer les randonneurs devant les ghâts à l’aube, la lumière du matin fait toute la différence. Elle montre Duels ! Duels ! comme le minable petit tripot mal famé qu’il est. Elle montre la poussière, les brûlures de cigarettes, le mauvais bois. Sans les combattants, les sattâs, les parieurs, l’aboyeur qui se pavane dans ses costumes à paillettes en braillant dans son micro, l’endroit n’a pas d’esprit, pas d’âtman. Il ouvre la porte de son box et s’avance sur la volée de petites marches.
« Le sundarban où le gouvernement des États-Unis fait décoder des données venues de l’espace. »
Le gros Américain recule la tête.
« Allez vous faire foutre. Je vous le dis, ce petit connard avec les ciseaux peut en couper autant que ça l’amuse, mais on ne déconne pas avec la Maison-Blanche. »
Shiv avance d’un rang. C’est le signal convenu. La porte de l’arène s’ouvre sur la fille qui pousse la cage du microsabre, posée sur un chariot à roulettes en caoutchouc.
Cela avait plu à Shiv de retourner dans l’automobile, de sentir le cuir des sièges, de régler à nouveau la radio, en sachant que ce n’était pas une location, qu’elle lui appartenait, qu’elle était son chariot de râja, son propre râthayâtra. Cela lui plut d’avoir une carte illimitée d’un noir anthracite dans la poche, nichée là avec un rouleau de billets, car comme le sait tout gentleman, les transactions importantes se font exclusivement en liquide. De laisser la rue voir que Shiv Faraji était de retour et intouchable. Au Musst, il détacha les billets l’un après l’autre, mille, deux mille, trois mille, quatre mille, avant de les faire glisser sur le comptoir bleu en une petite rangée va-te-faire-foutre devant Salman.
« Vous m’avez donné davantage que vous me devez, monsieur. » Le gros Salman posa son doigt potelé sur le dernier de la rangée, un gros de dix mille. Talvin, la star du bar, s’occupait de clients un peu plus loin, mais jeta un coup d’œil entre deux acrobaties avec le shaker.
« C’est un pourboire. »
Toutes les filles suivirent sa sortie des yeux. Il chercha Priyâ, pour la remercier, lui exprimer sa reconnaissance d’un signe de tête, mais elle buvait ailleurs, ce soir-là.
« On pourrait peut-être travailler un peu, maintenant, vous croyez pas ? »
Jamais Shiv n’avait entendu Yogendra prononcer une phrase aussi longue. Il sentait un changement dans leur relation depuis Construxx Août 2047. Désormais, le gamin se montrait effronté. Il avait les couilles de faire les choses que Shiv ne pouvait pas faire, parce qu’il ressentait quelque chose, parce qu’il était faible, parce qu’il n’avait pas assuré sur le moment. Plus jamais. Le boy verrait. Le boy apprendrait. Il y avait un autre corps que celui de la femme en sari roulant dans les eaux du Gangâ : Jûhî qui tombe à la renverse par-dessus la rambarde en agitant les talons, en cherchant à s’agripper. Ce qu’il voyait le plus nettement, c’était ses yeux. De longs cils autocollants qui signalaient par sémaphore une trahison ultime et résignée. C’était plus facile maintenant, et il savait que cela le deviendrait encore davantage, mais cela le remonta. C’était une mauvaise chose, aussi mauvaise que possible, mais elle avait permis à Shiv de redevenir un homme. Un râja. Et il allait travailler un peu, maintenant.
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