Le visage chiffonné, Gohil, le chauffeur, arriva clopin-clopant avec une chaussette non remontée. Il étouffa un bâillement et avança la voiture officielle dans la cour.
« Le bhavan Rânâ, ordonna Shahîn Badûr Khan.
— Qu’est-ce qui se passe, sahb ? demanda Gohil qui franchissait le portail automatique pour les insérer dans le flot perpétuel de la circulation. Une affaire d’État d’une importance capitale ?
— Oui, répondit Shahîn Badûr Khan. Une affaire d’État. » Le temps que la voiture atteigne le carrefour, il avait rédigé sa lettre de démission sur le bloc-notes gouvernemental intégré à l’accoudoir. Il sortit alors son hoek, le régla en mode audio seulement et appela le numéro qu’il conservait près du cœur depuis le jour où on l’avait convoqué dans le bureau du Premier ministre pour lui proposer le rôle de Grand Vizir, le numéro qu’il avait espéré avec confiance ne jamais avoir à composer.
« Shah. » Il entendit frémir la respiration de Sajida Rânâ. « Bénis soient les Dieux, c’est vous : j’ai cru qu’on nous avait envahis. »
Shahîn Badûr Khan l’imagina au lit. Il serait blanc, large et blanc. La lumière, un petit rond créé par une lampe. Sajida Rânâ serait penchée sur un meuble de chevet, ses cheveux défaits cernant de noir son visage. Il essaya d’imaginer ce qu’elle portait au lit. Tu as trahi ton gouvernement, ta nation, ta foi, ton mariage, ta dignité, et tu te demandes si ta Première ministre dort nue. Narendra se trouverait à ses côtés, retourné en un cylindre blanc muet, dors, affaire d’État. Il était de notoriété publique qu’ils dormaient encore ensemble. Sajida Rânâ était une femme d’appétit, mais qui tenait à garder son nom de famille.
« Madame la Première ministre, je dois vous remettre ma démission avec effet immédiat. »
J’aurais dû remonter la cloison, se dit Shahîn Badûr Khan. J’aurais dû placer cette vitre de séparation entre Gohil et moi. Pourquoi se donner cette peine ? Au matin, il verra tout. Comme tout le monde. Au moins, il aura une bonne histoire, émaillée de bavardage et de conversations entendues. Tu lui dois au moins ça, à ce brave et fidèle chauffeur.
« Shah, qu’est-ce que vous racontez ? »
Shahîn Badûr Khan se répéta mot pour mot, puis ajouta : « Madame, je me suis placé dans une position qui a permis de compromettre le gouvernement. »
Un léger soupir, comme le départ d’un esprit. Un soupir si fatigué, si las. Un bruissement de fin coton blanc, immaculé, sentant le propre.
« Je pense que vous devriez venir me voir.
— Je suis en chemin, madame », répondit Shahîn Badûr Khan, mais elle avait déjà coupé la communication et il n’entendit que le bourdonnement zen des cyberparasites dans le sanctuaire de son crâne.
Sajida Rânâ s’appuie sur la balustrade blanche, qu’elle agrippe fermement des deux mains.
« Les détails sont précis ?
— On voit nettement mon visage. Personne ne doutera qu’il s’agit bien de moi. Madame la Première ministre, on m’a photographié donnant de l’argent au neutre. »
Elle découvre les dents, secoue la tête, allume une autre cigarette. Shahîn Badûr Khan n’aurait jamais cru qu’elle fumait. Un autre secret sur sa Première ministre, comme son langage grossier. Ce doit être pour cela qu’elle l’a fait venir dehors : pour éviter qu’il y ait de la fumée dans le bhavan Rânâ. Extraordinaire, comme il remarque des détails.
« Un neutre. »
C’est là qu’il commence à mourir intérieurement. Ce simple mot contient tout le dégoût, l’incompréhension, le sentiment de trahison et la rage de Sajida Rânâ.
« Ils sont… un genre…
— Je sais ce qu’ils sont. Ce club…»
Un autre morceau lui est arraché. Cela lui fait un mal de chien, mais qui disparaît une fois le morceau extirpé. Il ressent une joie pure à pouvoir dire la vérité, pour une fois.
« C’est un endroit où les gens vont rencontrer des neutres. Les gens sexuellement attirés par les neutres. »
La fumée s’élève tout droit de la cigarette de Sajida Rânâ avant de partir en zigzags paresseux et fantomatiques. L’air est d’une immobilité merveilleuse. Même le vrombissement perpétuel de la ville s’est fait discret.
« Dites-moi une chose, que croyiez-vous pouvoir faire avec eux ? »
Il n’a jamais été question de faire, veut s’écrier Shahîn Badûr Khan. Vous n’arriverez jamais à le comprendre, ramollie par vos moments au lit et avec l’odeur de votre mari qui s’attarde sur vous. Les neutres l’ont toujours compris. Il ne s’agit pas de faire. Mais d’être. Voilà pourquoi nous allons là, dans cette boîte de nuit, pour voir, pour nous trouver parmi les créatures de nos fantasmes, des créatures que nous avons toujours désiré être, mais que nous n’avons jamais eu le courage de devenir. Pour ces quelques moments brûlants de beauté. Sajida Rânâ ne le laisse pas dire ces mots, elle lui coupe la parole : « Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. Bien entendu, il est hors de question que vous restiez au gouvernement.
— Je ne l’ai pas envisagé un seul instant, madame la Première ministre. On m’a piégé.
— Ce n’est pas une excuse. Ça ne fait même que rendre… Où aviez-vous la tête ? Non, ne répondez pas. Ça dure depuis combien de temps ? »
Une autre question à côté de la plaque, une autre question pleine d’incompréhension.
« La plus grande partie de ma vie. Depuis aussi loin que je m’en souvienne. Depuis toujours.
— Quand vous m’avez dit, la fois où on revenait du barrage, quand vous m’avez parlé de cette période de froid avec votre femme… bordel, Khan…» Sajida Rânâ écrase le mégot du talon de sa pantoufle en satin blanc. « Vous lui avez dit, n’est-ce pas ?
— Pas ça, non.
— Quoi, alors ?
— Elle connaît mes… prédilections. Elle les connaît depuis un moment. Depuis un bon moment.
— Depuis combien de temps ?
— Des dizaines d’années, madame la Première ministre.
— Arrêtez de m’appeler comme ça ! Ne m’appelez pas comme ça. Vous mettez ce gouvernement en danger depuis vingt ans et vous avez encore le culot de me donner du madame la Première ministre. J’avais besoin de vous, Khan. On pourrait perdre. Oui, on pourrait perdre cette guerre. Les généraux m’ont tous montré leurs photos satellite et leurs modèles aeais, en affirmant tous que les Awadhîs déplacent des troupes dans le nord en direction de Jaunpur. Je n’en suis pas si sûre. C’est trop évident. Jamais les Awadhîs n’ont été évidents. J’avais besoin de vous, Khan, pour vous opposer à cet idiot de Chaudhuri.
— Je suis désolé, vraiment désolé. » Mais il ne veut pas entendre ce que sa Première ministre a à dire. Il a déjà entendu tout cela, il n’a cessé de se le répéter tandis que la voiture glissait dans le matin étouffant. Shahîn Badûr Khan veut parler, laisser tout ce qu’il a gardé en lui sa vie durant se déverser comme l’eau des lèvres en pierre d’une fontaine dans une ville européenne décadente. Il est libre, désormais. Il n’y a plus de secret, plus de contrainte, et il tient tellement à ce qu’elle comprenne, qu’elle voie ce qu’il voit, sente ce qu’il sente, souffre là où cela le brûle.
Sajida Rânâ s’appuie lourdement à la balustrade.
« Il pleut au Marâtha, vous le saviez ? La pluie nous arrivera avant la fin de la semaine. Elle est en train de traverser le Dekkan. Au moment où nous parlons, des enfants dansent dessous à Nâgpur. Encore quelques jours, et ils danseront dans les rues de Vârânacî. Trois ans. J’aurais pu attendre. Je n’avais pas besoin de prendre le barrage. Mais je ne pouvais pas risquer de ne pas le prendre. Je vais me retrouver avec des javâns bhâratîs en train de patrouiller sous la pluie sur le barrage de Kundâ Khâdar. De quoi ça aura l’air aux yeux des citoyens lambda de Patna ? Vous aviez raison depuis le début. N.K. Jîvanjî, on la lui a bien mise dans le cul. Sauf que maintenant, il me rend la monnaie de ma pièce. Nous l’avons sous-estimé. Vous l’avez sous-estimé. On est foutus.
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