Emplacement du site de Construxx Août 2047. Prenez le métro jusqu’à la station Panch Koshî, le terminus de la nouvelle ligne Boucle Sud, tout de chrome, de verre et de ce béton qui semble gras au toucher. Au bout du quai, un escalier temporaire en bois descend sur les voies. Cette partie de la ligne est désactivée. Suivez le tunnel jusqu’à apercevoir un petit cercle de lumière fluctuante. Deux formes sombres émergeront, une de chaque côté du cercle de plus en plus grand : la sécurité. Soit vous l’impressionnez par votre apparence, votre style, votre célébrité ou votre situation… soit vous êtes invité par Nîtîsh et Chunni Nâth.
Le site Construxx Août 2047 : pour un effet maximal, levez la tête. Des points bleus oscillent et plongent d’un portique d’éclairage fixé au toit temporaire en plastique. Passerelles, plates-formes, gréement, grilles et grillages métalliques découpent la lumière en un filet d’ombre et d’aigue-marine. Les ombres mouvantes sont des corps, qui dansent, ondulent au rythme des mélodies personnalisées transmises par leurs palmeurs. La cabine du DJ est à mi-hauteur, radeau branlant de tubes d’échafaudage et de grillage de construction. Ici, une équipe de deux humains et de quinze aeais alimente un canal personnalisé du mix de Construxx Août 2047 pour chacun des danseurs présents sur les plates-formes.
Le site Construxx Août 2047 applique une hiérarchie verticale stricte et simple. Shiv et Yogendra montent en ascenseur de service au milieu de la nouvelle viande, des petites employées de bureau qui ont épargné tout le mois pour cette soirée de notoriété, des aspirants au soapi, des jeunes délinquants et des fils ou filles de quelque chose, tous disposés sur leurs plates-formes respectives. L’ascenseur les fait défiler devant de grandes lettres bombées à la peinture rouge, chacune haute de dix mètres : Art Empire Industry, le dogme de Construxx, qui remplit à moitié l’orbite du puits de béton. Shiv jette son mégot de bidî, qui traverse le treillis métallique du plancher et tombe dans les pulsations bleues en lâchant des étincelles. Le bar principal, zone de cohue, se trouve sur ce qui sera le hall d’accès. Les véritables dieux sont plus haut, aux niveaux VIP, serrés de l’autre côté de l’abîme comme un éventail de cartes à jouer. Shiv s’avance vers la sécurité. Ce sont deux grandes Russes blondes en combinaison orange qui porte les mantras de Construxx et dont les renflements dénotent une puissance de feu dissimulée mais facilement accessible. Tandis qu’elles scannent son invitation, Shiv jette un coup d’œil à ce qui se passe au niveau VIP. Les Nâth sont deux petites silhouettes aux vêtements dorés, comme des images de dieux, qui accordent le darshan à leurs suppliants. D’un geste, une des nanas russes désigne le bar à Shiv. Il est bien bas dans l’ordre social.
Les boissons sont servies aux guichets. Des rangées de cocktail-wallahs mélangent, agitent des shakers, frappent et versent des liquides dans un rythme qui tient autant de la danse que de l’art martial. Le cocktail de la nuit semble être un truc appelé Kundâ Khâdar. Lâchez une bulle de glace dans de la vodka sèche. La glace se fend, libère un liquide transparent qui rougit au contact de l’alcool. Le sang du Bhârat Sacré se répand sur les eaux de Mère Gangâ. Shiv aimerait bien essayer, aimerait bien n’importe quelle boisson contenant un peu d’alcool de grain, histoire de se calmer les nerfs, mais il n’a même pas les moyens de se payer un verre de l’eau maison. Quelqu’un lui en offrira un. Ses yeux n’arrivent à croiser que ceux d’une fille près de la rambarde, une fille seule, au bord des spirales de conversation. Elle est rouge : minijupe en cuir doux couleur terre cuite, longs cheveux raides et cramoisis. Une opale nichée dans le nombril. Elle porte des bottes en gavial avec des plumes et des cloches accrochées aux tirants, un nouveau look que Shiv a dû rater durant son exil dans cette bastî de merde. Elle le regarde une, deux, trois secondes avant de se détourner pour examiner la fosse. Shiv s’appuie à la balustrade pour contempler le mouvement et la lumière.
« Ça porte malheur, tu sais.
— Qu’est-ce qui porte malheur ? » demande la fille avec un accent paresseux, un accent de la ville.
« Ça. » Il tapote son bijou abdominal. La fille tressaille, mais ne recule pas. Elle pose son verre à cocktail gyroscopique sur le garde-fou pour se tourner vers Shiv. Des vrilles rouges spiralent dans l’alcool transparent. « Les opales. Elles portent la poisse. C’est ce que croyaient les Anglais à l’époque de la reine Victoria.
— Je ne peux pas dire que je me sente particulièrement en déveine, affirme la fille. Et toi, tu portes malheur ?
— Un max », répond Shiv. Il se détend et s’étale sur la rambarde, percutant le cocktail de la fille. Le verre tombe comme une larme divine, réfléchissant la lumière à la manière d’un joyau. Un hurlement féminin s’élève en bas. « Et voilà ta malchance. Je suis vraiment désolé. Je t’en paierai un autre…
— Ne t’en fais pas. »
Elle s’appelle Jûhî. Shiv la dirige vers les guichets. Yogendra cesse de regarder les jolis lots et les suit à distance. Les Kundâ Khâdar sont vraiment très froids, très bons et très chers. La substance rouge est aromatisée à la cannelle, avec un soupçon de THC. Jûhî ne cesse de parler du club et des gens. Shiv lève les yeux vers la zone VIP. Le frère et la sœur Nâth sont montés à un niveau encore plus élevé, étoiles dorées sous le plastique ondulant de la canopée. Jûhî lui donne un petit coup de pied, comme un préliminaire, de sa botte en gavial. Avec les plumes et tout.
« Je te vois qui regarde là-haut, badmash. Pour qui tu travailles ? » Elle se rapproche de lui.
Du menton, Shiv désigne les Nâth, entourés de leurs sombres acolytes. Jûhî se dévisse le cou.
« Des chûtiyâs. Tu es en affaires avec eux ? Sois prudent. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent parce qu’ils ont de l’argent et que la police mange dans la main de leur père. On dirait des anges, mais à l’intérieur, ils sont vieux et noirs. Ils sont méchants avec les femmes. Lui veut baiser parce qu’il a vingt ans dans sa tête, mais il n’arrive pas à bander, si bien qu’il doit prendre des hormones et tout, mais même comme ça, que dalle. J’en ai vu de plus grosses sur des chiens. Si bien qu’il se sert d’ustensiles et tout. Elle, elle est aussi mauvaise. Elle le regarde jouer. Je le sais, une copine à moi est allée avec eux, un jour. Ils sont aussi mauvais l’un que l’autre. »
La nana russe attire l’attention de Shiv et lui fait signe de venir, avec votre petit singe.
« Monte avec moi, propose-t-il à Jûhî. Tu n’es pas obligée de leur parler. » Il pense au moment où il aura obtenu l’argent de son coup monté. Il y aura d’autres cocktails Kundâ Khâdar, et une chambre d’hôtel, et un endroit avec la télé et des cochonneries à bouffer pour Yogendra. Shiv commence à sentir le flamboiement dans son ventre. Il rejette les épaules en arrière. Lève le menton. Allège et allonge son pas. Des gens dorés se tournent pour regarder, leurs Kundâ Khâdar comme des petits meurtres dans leurs mains. Au milieu d’eux, les enfants dorés : Nîtîsh et Chunni Nâth, côte à côte. Ils sont habillés à l’identique, de sherwanis dorés à brocarts. Ils ont le visage lisse, rond et potelé, plus ouvert et innocent qu’il ne le devrait. Les cheveux de Chunni, la fille, lui arrivent à la taille. Nîtîsh est rasé, son crâne scintille de poussière de mica. Shiv trouve que cela lui donne l’air d’un petit cancéreux. Ils sourient. Il voit maintenant où cela se cache. Dans leurs vieux, très vieux sourires. Nîtîsh lui fait signe.
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