« Pas le temps, pas le temps, rendez-vous super-chaud », crie Tal. Mâmâ Bhârat lui adresse un namasté et eil se retrouve au pied des marches, se faufile devant deux types en costume qui le regardent avec juste ces quelques secondes de trop. Eil les voit passer devant sa porte et continuer à monter. En bas, entre les piliers du sous-niveau, le taxi attend et ce soir ce soir ce soir les gamins peuvent hurler ce qu’ils veulent, le traiter de tous les noms, faire des bruits d’animaux et de succion, cela tombera autour de Tal comme des pétales de soucis. Sur son système, par cette nuit entre les nuits, il y a CLUB ÉTRANGE, CITERNE FLOTTANTE DU FUGAZI et, osons osons osons ? MIX DE BAISE.
À l’entrée de la ruelle du Banana Club, Tal remonte sa manche et programme MerveilleuxAérienAnticipationFeuQuiCouve. Les circuits protéiniques entrent en action au moment où s’ouvre la porte de bois gris. La femme-oiseau aveugle en sari écarlate est là, la tête légèrement penchée en arrière, des bananes naines plein les doigts. Elle pourrait bien ne pas avoir bougé depuis la dernière visite de Tal.
« Vous revoilà, quel plaisir, adorable chose ! Tenez, servez-vous, prenez. » Elle tend son fruit. Tal lui replie doucement les doigts dessus.
« Non, pas ce soir. » Tal hésite, se résout à demander : « Y a-t-il…»
L’aveugle montre la galerie supérieure. Il n’y a personne, ce soir-là, même si on est en début de mois. Les rumeurs de guerre et de pluie. En bas, dans la cour centrale, un neutre en longue jupe tourbillonnante exécute un kathak avec une grâce au-delà du classicisme. Le deuxième niveau est désert, à l’exception de deux couples qui bavardent sur les divans. Au troisième niveau, celui des fauteuils club en cuir et des tables basses, des lanternes en cuivre répandent une ambiance de ver luisant. La zone de repos. Il n’y a qu’un client là-haut, ce soir. Khan est installé dans un fauteuil au bout de la galerie, les mains posées symétriquement sur les accoudoirs de cette manière que Tal a toujours trouvée d’un chic éternel. Très anglais. Leurs regards se croisent. Tal cligne une bénédiction. Khan est si mignon, il ne connaît pas le langage. Eil laisse traîner sa main sur la rambarde en bois. Le santal de celle-ci lui laisse une marque phéromonale au creux de la paume.
« Oh, vous », dit Tal en se pelotonnant dans un fauteuil placé à angle droit de celui de Khan. Eil attend un sourire, un baiser, une salutation quelconque. Khan sursaute, nerveux, lâche un petit grognement. Il y a une enveloppe blanche sur la table basse aux pieds épais. Tal sort sa propre lettre, soigneusement pliée en quatre, la pose à côté de l’enveloppe. Eil croise ses cuisses soyeuses.
« Eh bien, dites-moi au moins que j’ai l’air sensationnel », plaisante Tal. L’homme sursaute. Cela ne se déroule pas comme il s’y attendait. Il pousse l’enveloppe en direction de Tal.
« Veuillez prendre ceci. »
Tal déplie le rabat, jette un coup d’œil à l’intérieur, puis n’en croit pas ses yeux et regarde plus longuement et avec encore davantage d’incrédulité. C’est une liasse de billets de mille roupies, une liasse de cent billets.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Pour vous.
— Quoi, pour moi ? C’est…
— Je sais bien. »
Tal repose l’enveloppe sur la table.
« Eh bien, voilà qui est très généreux, mais je ne peux pas accepter avant d’en savoir un peu plus. C’est une sacrée somme. »
L’homme grimace.
« Je ne peux plus vous revoir.
— Quoi ? À cause de moi, de quelque chose que j’ai fait ?
— Non ! » Puis, doucement, avec chagrin : « Non. C’est à cause de moi, je n’aurais jamais dû… je ne peux pas vous fréquenter. Je ne devrais même pas vous voir ici. » Il a un rire douloureux. « Ça m’a semblé l’endroit le plus sûr… Prenez, c’est pour vous, je vous en prie. »
Tal sait qu’eil a la bouche ouverte. Eil s’imagine ressentir ce qu’on ressent quand un coup de batte de cricket envoie votre cerveau s’écraser au fond de votre crâne. Eil sent aussi, par la peau lisse et sacrée de sa nuque, que quelqu’un d’autre se trouve au troisième niveau avec eux, un nouvel arrivant.
« Vous m’achetez ? Vous me tendez un crore de roupies en me disant que vous ne voulez plus jamais me revoir, ne plus jamais croiser mon chemin ? Je sais ce que c’est. C’est de l’argent casse-toi de Vârânacî. Espèce de salaud. De salaud. Que crois-tu que je vais faire ? Te faire chanter ? Le dire à ta femme ou à ton petit ami ? Courir voir les journaux ? Tout raconter à mes pervers d’amis et amants neutres, parce qu’on se cache rien, comme tout le monde le sait ? Pour qui tu te prends ? »
Le visage de l’homme se fripe d’angoisse, mais Tal ne se laissera pas arrêter. Eil se sent plein d’une rage rouge. Eil saisit l’argent, se penche par-dessus la table pour déchirer le papier de la trahison au visage de l’homme. Celui-ci lève les mains, se détourne, mais ne peut se défendre.
« Ne bouge plus, Tal », dit une voix. Un éclair. Tranh se tient au bout de la table, campé sur ses pieds écartés, le palmeur-appareil photo fermement soutenu de la main droite. « On en fait une autre. » Flash. L’homme se cache le visage dans les mains, cherche un moyen de s’enfuir, mais Tranh est accompagné de gros bras en costume. « Je vais te dire pour qui il se prend, cho chweet. Ce type, c’est Shahîn Badûr Khan, le chef de cabinet de Sajida Rânâ. Et je suis vraiment désolé, mon tout beau, vraiment désolé que ç’ait dû être toi. Rien de personnel, je te prie de me croire. La politique. La foutue politique. Vraiment désolé, Tal. » Tranh referme le palmeur, hésite, la main pressée sur la bouche comme pour refréner un secret écœurant. « Tal, quitte Vârânacî. Tu as été manipulé depuis le début. On m’a envoyé chercher quelqu’un comme toi, tu étais nouveau et innocent, on peut tout à fait se passer de toi. Va-t’en. » Les gros bras lui font redescendre les escaliers, oiseau-mouche assiégé par les corbeaux.
Nadja Askarzadah fait de la marche rapide avec ses amies. En haut court, short encore plus court et niou-chaussures qui vous tripotent les pieds et se souviennent de la sensation. Elle les a achetées avec l’argent que lui ont rapporté les clichés du râthayâtra. Elle a aussi acheté beaucoup d’autres choses avec. Pour elle, et pour ses amies, afin qu’elles restent des amies. Les relations de Nadja Askarzadah ont toujours été contractuelles.
Les filles effectuent cette marche avant le petit-déjeuner chaque mardi et chaque jeudi depuis que Nadja a rejoint la bande de l’Imperial International. Ce matin-là, elle en a besoin. Tout le monde s’est déchiré au champagne Omar Khayyâm la veille au soir. Venu à contrecœur la féliciter de son succès journalistique, Bernard a passé le reste de la soirée à parler de représentation, de polyvers épistémiques et de la seule réaction intellectuelle possible qui consistait à considérer tout cela comme un épisode de Town and Country, pas moins et certainement pas plus, le soapi en développement perpétuel auquel on ne peut jamais donner une conclusion dramatique, quelqu’un avait-il la moindre preuve que Sajida Rânâ s’était bel et bien rendue sur le Kundâ Khâdar, à part les images de la télé ? Quant à N.K. Jîvanjî, eh bien, comme dans cette bonne blague politique, tout le monde l’a vu mais personne ne se souvient l’avoir rencontré ; le mariage imminent d’Aparna Chaula et d’Ajaï Nadiadwala avait au moins la crédibilité du kitsch. Mais il se réjouissait du succès de Nadja, vraiment, parce qu’elle comprenait désormais l’énergie totalisante de la guerre.
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