« C’est presque terminé, bâbâ, lui lance Nânak. Tu peux ouvrir les yeux, tu sais. »
Seul ce cocon de gel anesthésique empêcha Tal de mourir de douleur. L’aeai joua de son réseau neural comme d’un sitâr. Tal imagina des doigts en train de se déplacer, des jambes en train de courir, ressentit des frémissements et stimulations dans des endroits où eil n’en avait jamais ressenti, vit des apparitions et des merveilles, entendit des chœurs chanter et Dieu siffloter, fut englouti dans des remous de sensations et d’émotions qu’eil n’avait jamais connues, eut une hallucination de monstrueux insectes rayés bourdonnant qui lui remplissaient la bouche comme un bâillon, puis, au même moment, eil diminua à la taille d’un pois, revisita des endroits dans lesquels eil n’était jamais allé, retrouva des amis qu’eil n’avait jamais connus, se souvint de vies qu’eil n’avait jamais vécues, essaya de crier le nom de sa mère, celui de son père, celui de Dieu, hurla et hurla, mais on avait désactivé son corps, on l’avait privé de bouche, réduit à l’impuissance. L’aeai désactiva alors à nouveau le cerveau de Tal et dans l’amnésie de l’anesthésie, eil oublia toutes les merveilles et les horreurs croisées dans la citerne de gel. Les obligeantes machines lui remirent le sommet du crâne, reconnectèrent tout ce qui avait été déconnecté et drapèrent Tal dans sa nouvelle peau tout juste sortie de la cuve des cellules souches. Eil resta encore cinq jours dans la citerne, simplement inconscient, baigné de stimulants cellulaires, en proie aux rêves les plus stupéfiants. Le dixième matin, l’aeai se déconnecta du crâne de Tal, vida la citerne puis lava la peau nouvelle et luisante de Tal qui gisait, complet, neuf, sur le plastique transparent, sa mince poitrine se gonflant et se vidant sous les projecteurs blancs.
« Bon, c’est bien toi », conclut Nânak, et lorsqu’eil ouvre les yeux, Tal voit l’anneau du scanner se diviser et se rétracter sous la couchette à diagnostic.
« Vraiment ?
— Si on fait abstraction des habituels dégâts du temps, tu as un intérieur ravissant. Plein de lumière. Pour le reste, les sermons ordinaires sur les graisses saturées, l’alcool, le tabac, les médicaments non prescrits et l’exercice modéré.
— Et pour…» Tal lève la main vers sa tête.
« Pas la queue d’une anomalie. Je te délivre un certificat de bonne santé complet. Super, non ? Allez, debout, maintenant, viens dîner avec moi et me raconter toute l’histoire. »
Tal se relève en envisageant une dizaine d’excuses pour décliner l’invitation, puis s’aperçoit que si eil ne dit pas à Nânak ce qui lui pèse sur le cœur, tout ce voyage à Patna n’aura été qu’une sottise.
« Très bien. J’accepte. »
Eils dînent de simples et délicieuses thâlis végétariennes sur la passerelle haute d’où autrefois les capitaines surveillaient leurs flottilles de péniches. L’assistante et cuisinière de Nânak, Sunîtî, entre et sort d’un pas léger avec de la Kingfisher glacée et des conseils sur la manière de manger chaque plat : « une bouchée, que tu gardes jusqu’à ce que ta langue s’engourdisse », « deux morceaux », « une cuillerée de ceci, une bouchée de cela, puis le citron vert ». Après une journée à gagner des dividendes pour les professionnels de la santé du Nebraska, la ZF Gandak ralentit le rythme. De la musique et l’odeur de gânjâ montent des péniches où les entrepreneurs sortent de leurs ateliers pour s’appuyer sur le bastingage en fumant et en décapsulant des bières dans les dernières lueurs du soleil.
« Bon, maintenant, tu dois me payer », dit Nânak, et en voyant la consternation se peindre sur le visage de Tal, eil le touche doucement, d’un geste rassurant. « Non, non. Sunîtî prendra soin de ça. Ce que tu me dois pour cette excellente nourriture, cette agréable soirée et ma délicieuse compagnie, il faut me le payer avec ce que tu m’as caché toute la journée, vilain bâbâ. »
Tal roule sur le dos sur le tatami moelleux. Au-dessus d’eil, des bandes de nuages violets barrent le ciel, les premiers qu’eil voit depuis des mois. Eil s’imagine sentir la pluie, espérée depuis si longtemps, imagination d’un souvenir.
« C’est quelqu’un, mais tu le savais déjà.
— J’avais compris. »
Une bansurî jette en solitaire des notes dans l’obscurité qui s’installe. Un musicien, quelque part en bas au milieu des badmashs, qui égrène un vieil air populaire du Bihâr.
« Quelqu’un d’intelligent, de profond, de calme, qui a une situation, du goût, des mystères et des secrets, qui a peur de tout ça mais le désire ardemment.
— N’est-ce pas ce que nous cherchons tous, janum ?
— Quelqu’un qui se trouve être un homme. »
Nânak se penche en avant.
« Et ça te pose un problème ?
— J’ai quitté Mumbaï pour échapper aux liaisons compliquées et je me retrouve dans la plus complexe de toutes. Je me suis Écarté pour ne pas avoir à jouer à ce jeu, celui de l’homme et de la femme. Tu m’as donné de nouvelles règles, tu me les as mises dans la tête au fond de ce bateau et voilà qu’elles ne marchent pas non plus.
— Tu voulais que je vérifie que tout fonctionnait dans les normes opérationnelles.
— Il doit y avoir quelque chose qui ne va pas en moi.
— Il n’y a rien qui ne va pas en toi, Tal. J’ai tout vu en toi d’un bout à l’autre. Tu es en parfaite santé sur le plan corporel, mental et relationnel. En fait, tu veux que je te dise quoi faire. Je ne te le dirais pas, même si tu me considères comme un gourou et que tu me crois sage. Toute règle de comportement humain a été un jour ou l’autre violée par quelqu’un, ici ou là, dans des circonstances banales ou spectaculaires. Être humain, c’est transcender les règles. Dans notre univers, les règles les plus simples peuvent engendrer les comportements les plus complexes. Les implants ne font rien d’autre que te doter d’un nouveau jeu d’impératifs débarrassé de celui de la reproduction. Le reste, grâce aux dieux, ne regarde que toi. Ils ne vaudraient rien s’ils ne donnaient lieu aux plus troublants et aux plus complexes des problèmes de cœur. Ce sont eux qui font toute la valeur de cette splendeur, de cette folie. Nous sommes condamnés à avoir des ennuis tout comme les étincelles à s’envoler vers le ciel, c’est ce qu’il y a de grand chez nous, hommes, femmes, transgenres et neutres. »
Les notes de la flûte harcèlent Tal. Eil sent une rumeur de pluie dans le vent du soir qui monte du fleuve.
« L’important, c’est le qui, pas le quoi, commente Sunîtî en ramassant les thâlîs. Tu aimes cet homme ?
— Je pense à lui tout le temps, je n’arrive pas à me le sortir de la tête, je veux l’appeler, lui acheter des chaussures, lui préparer des mix de musique, découvrir tout ce qu’il aime manger. Il aime la nourriture moyen-orientale, je sais déjà ça. »
Nânak se balance sur ses hanches.
« Oui oui oui oui. Comme toujours, mon assistante a raison, bien entendu, mais tu n’as pas répondu à sa question. Tu l’aimes ? »
Tal reprend sa respiration.
« Je crois.
— Alors tu sais ce que tu as à faire », conclut Nânak, et Sunîtî file avec la nappe dans laquelle elle vient de rassembler les plats métalliques, mais Tal lit sa satisfaction dans son port d’épaules.
Après le dîner vient le jacuzzi. Nânak et Tal barbotent jusqu’à mi-poitrine dans le grand bassin en bois placé de l’autre côté de la passerelle haute, au milieu de pétales de soucis et d’une légère nappe d’huile de théier, à cause de la mycose du pied dont Tal n’arrive pas à se débarrasser. L’encens s’élève sur trois côtés à la verticale, l’air est d’une immobilité surnaturelle, le climat en suspens, en attente.
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