« Victime de la mode, à ce que je vois », dit Nânak. Petit, un peu timide et réservé, un peu plus voûté par la gravité, eil a toutefois gardé son sourire éclatant de gentillesse. Le soleil ocre sa peau.
« Moi au moins, je fais un effort, dit Tal en désignant d’un signe de tête la tenue de dock-wallah de Nânak.
— Fais attention à tes talons, par ici », prévient l’autre. Le pont est une espèce de parcours du combattant de la mode, avec ses conduits, ses fermetures d’écoutille et ses tuyaux qui pourraient chacun envoyer un neutre inattentif s’écraser sur la tôle dure. « Tu restes pour le thé, j’espère ? Attention, par là. » Une échelle raide les conduit à la timonerie. Arrivé au dernier échelon, Tal s’arrête pour parcourir du regard la ville de bateaux. Elle grouille d’activité tel un bazar. Outre gagner de l’argent, il y a toujours du travail sur un bateau : peintres, nettoyeurs de pont, jardiniers, hydrotechniciens, experts en énergie solaire et gréeurs de com. La musique résonne, ses basses amplifiées par l’abondance de métal creux.
« Alors, qu’est-ce qui t’amène ? » demande Nânak en introduisant son visiteur dans la pièce commune. L’odeur des lambris de cèdre provoque chez Tal une réaction émotionnelle aussi puissante que n’importe quelle réaction neurale programmée. Eil se retrouve dans la matrice doublée de bois. Eil se souvient du crissement des canapés de cuir, de la manière dont Sunîtî fredonne des tubes de filmis sur le pont quand elle se croit seule.
« Une simple vérification de routine, répond Tal.
— Pas de problème, on va te faire ça », dit Nânak en appelant l’ascenseur qui les descendra dans le cœur vide du navire, où eil pratique ses transformations.
« Beaucoup de travail ? » s’enquiert Tal pour cacher son appréhension. L’ascenseur s’ouvre sur un couloir de portes d’acajou et de cuivre. Tal a passé un mois derrière l’une d’entre elles, rendu fou par les analgésiques et les immunosuppresseurs pendant que son corps assimilait ce que lui avaient fait les robots-chirurgiens. La véritable démence avait eu lieu quand les puces protéiniques câblées dans son bulbe rachidien s’étaient mises à écraser la programmation résultant de quatre millions d’années d’impératifs biologiques.
« J’ai deux pensionnaires, détaille Nânak. Un en attente, un mignon petit Malais très nerveux qui pourrait déguerpir à tout moment, ce qui serait dommage, l’autre en post-op. Vu qu’on récupère pas mal de transgenres à l’ancienne, j’imagine que notre réputation se répand au-delà du milieu, mais ça ne m’enchante pas vraiment. Ce n’est que de la boucherie. Sans la moindre finesse. »
Et ils payeront pour cela, comme Tal continue à le faire : dix pour cent tout de suite, puis un remboursement mensuel pendant la plus grande partie de leur vie. Une hypothèque sur leur corps.
« Tal, dit doucement Nânak, pas là, viens plutôt par ici. » Tal s’aperçoit qu’il a la main posée sur la porte de la salle d’opération. Nânak ouvre celle du cabinet de consultation. « Simple examen, cho chweet. Tu n’as même pas besoin de te déshabiller. »
Mais Tal se débarrasse de ses bottines et ôte son beau manteau avant de s’allonger sur la table blanche légèrement capitonnée. Gêné, eil cligne des yeux dans la lumière tandis que Nânak s’affaire à recalibrer le scanner. Tal se souvient alors que Nânak, le gentil docteur, n’a pas même un diplôme d’infirmier. Eil n’est qu’un courtier, un intermédiaire de chirurgie. Les robots ont démembré Tal et l’ont reconstitué, micro-manipulateurs, scalpels moléculaires maniés par des chirurgiens au Brésil. Le talent de Nânak, c’est son comportement avec les patients, son flair pour dénicher les toubibs les plus pointus aux prix les plus compétitifs partout où le marché global lui en crée l’occasion.
« Alors, bâbâ, raconte à Nânak, c’est une visite purement médicale, ou tu es venu voir ce que devient le milieu à Patna ? interroge-t-eil en glissant un hoek derrière sa grande oreille.
— Nânak, je suis un neutre avec une carrière, maintenant, tu ne savais pas ? Je suis arrivé en trois mois à la tête du service. Dans un an, je dirigerai la série.
— Eh bien, comme ça tu pourras venir m’acheter toute une nouvelle collection d’émotiques, dit Nânak. J’en ai des nouvelles, tout juste sorties des mélangeurs. Très bonnes. Très étranges. Voilà, c’est prêt. Respire normalement, rien d’autre. » Eil lève une main en une mudrâ et des demi-cercles de métal blanc sortent de la base de la couchette pour former un anneau au-dessus des pieds de Tal. Malgré l’injonction de Nânak, Tal ne peut s’empêcher de retenir sa respiration au moment où le scanner entame son pèlerinage vers le haut de son corps. Eil ferme les yeux, laissant l’anneau de lumière glisser sur sa gorge, et s’efforce de ne pas penser à l’autre table, derrière l’autre porte. La table qui n’en est pas une, mais une couchette de gel à l’intérieur d’un réservoir de robots. Eil a été couché sur cette table, anesthésié jusqu’aux portes de la mort, ses fonctions neurovégétatives câblées dans une aeai médicale qui s’occupait de faire pomper ses poumons, battre son cœur, circuler son sang. Tal ne se souvient pas du moment où le réservoir s’est refermé, verrouillé, empli davantage encore de gel anesthésique pressurisé. Mais eil peut l’imaginer, et l’imagination est devenu souvenir, oppressant souvenir imaginaire de noyade. Ce qu’eil ne peut, n’ose imaginer, ce sont les robots évoluant dans le gel, lames déployées, pour lui détacher du corps le moindre centimètre carré de peau.
Ce n’était que la première partie.
Tandis qu’on incinérait l’ancienne peau et que, mise en culture trois mois plus tôt à partir d’un échantillon d’ADN de Tal et d’un œuf vendu par une femme des bastîs, la nouvelle mûrissait dans sa propre cuve, les machines se mirent à l’œuvre. Elles se déplacèrent lentement dans le gel visqueux et organique s’insérant sous la carapace de muscles, détachant la graisse, contournant vaisseaux sanguins et artères engorgées, déconnectant les tendons pour accéder aux os. Dans leurs bureaux de São Paulo, les chirurgiens bon marché agitaient en l’air leurs mains recouvertes de gants manipulateurs, ouvrant des vues intimes et sanglantes du corps de Tal sur leurs visières. Des ostéorobots sculptèrent l’os, remodelant une pommette, élargissant le pelvis, rognant les omoplates, démettant, déplaçant, amputant, substituant par du plastique et du titane. Entre-temps, des équipes de robots génito-urinaires ôtaient tout l’appareil génital, reconstruisaient l’uretère et l’urètre, puis reliaient les déclencheurs hormonaux et les voies des réponses neurales à l’ensemble de boutons subdermiques enchâssé dans l’avant-bras gauche.
Tal entend Nânak rire. « Je vois tout en toi », glousse-t-eil.
Tal resta trois jours dans cette citerne, sans peau, sans cesser de saigner, le corps tout entier un stigmate, pendant que les machines travaillaient lentement, tranquillement, démantelaient et reconstruisaient son corps étape par étape. Une fois leur tâche achevée, elles se retirèrent pour céder la place aux neurobots. Que guidaient d’autres médecins, ceux-là de Kuala Lumpur. Durant les trois jours de la passion de Tal, le marché avait évolué, dans le domaine de la neurochirurgie. C’était une science différente, plus subtile que le copier-coller de petits morceaux de viande. Des robots-crabes tout cliquetants fusionnèrent les circuits protéiniques dans les fibres nerveuses, connectèrent les nerfs aux inducteurs glandulaires, recâblèrent tout le système endocrinien de Tal. Pendant ces greffes, de grosses machines lui ôtèrent le sommet du crâne et des micro-manipulateurs se glissèrent dans l’enchevêtrement de ganglions à la manière de chasseurs dans une mangrove pour souder les processeurs protéiniques aux noyaux neuronaux dans le bulbe rachidien et le complexe amygdalien, ces profonds et sombres remparts du moi. Puis, au matin du quatrième jour, ils ramenèrent Tal des frontières de la mort et l’éveillèrent. L’aeai branchée dans la nuque de Tal dut alors pratiquer un test complet du système nerveux autonome pour s’assurer que la greffe des puces avait réussi et que les réactions neurales jusqu’alors associées au genre en eil déclencheraient les comportements nouvellement implantés. Sans peau, les muscles pendant comme des sacs aux tendons déconnectés, les globes oculaires et le cerveau à nu dans le gel dermal antitraumatique, Tal s’éveilla.
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