« Depuis combien de temps travaillons-nous ensemble ? demande Sajida Rânâ.
— Sept ans », répond Shahîn Badûr Khan. Sept ans, trois mois et vingt-deux jours, pense-t-il. Sajida Rânâ hoche la tête. Puis se tire à nouveau la lèvre.
« Shahîn.
— Oui, madame ?
— Tout va bien ?
— J’ai bien peur de ne pas comprendre votre question, madame.
— Eh bien, c’est seulement que vous semblez distrait, depuis quelque temps. Des bruits courent. »
Shahîn Badûr Khan sent son cœur rater un battement, sa respiration s’interrompre, son cerveau se figer. Mort. Il est mort. Non. Elle ne lui aurait pas proposé tout cela dans cet endroit tranquille en altitude juste pour le lui reprendre à cause d’un accès de folie. Mais ce n’est pas de la folie, Shahîn Badûr Khan. C’est ce que tu es. Tu penses pouvoir le nier, le cacher, et là se trouve la folie. Il s’humecte les lèvres. Il doit dire ces mots, et les dire sans hésitation, causticité ni défaut.
« Un gouvernement n’en serait pas un sans rumeurs, madame.
— J’ai juste entendu dire que vous aviez quitté prématurément une fête dans le Cantonnement.
— J’étais fatigué, madame. C’était le jour…» Il n’est pas encore tiré d’affaire.
« Du briefing, oui, je me souviens. Ce dont j’ai entendu parler, et il s’agit sans doute possible d’une grossière calomnie, c’est d’un peu de… tension entre vous et la bégum Bilqis. Je sais ma question foutrement indiscrète, Shahîn, mais tout va bien, à la maison ? »
Dis-lui, se hurle Shahîn Badûr Khan. Mieux vaut qu’elle le découvre maintenant plutôt que par un solliciteur du parti ou, Dieu nous en préserve, par N.K. Jîvanjî. Si tant est qu’elle ne le sache pas déjà, qu’elle ne soit pas en train de mettre mon honnêteté et ma loyauté à l’épreuve. Dis-lui où tu es allé, qui tu as rencontré, ce que tu as failli faire avec lui. Avec eil. Dis-lui. Transmets ce fardeau à la mère de la nation, laisse-la le gérer, le transformer et le manipuler pour le présenter aux caméras, tout comme lui-même l’a si longtemps et si loyalement fait pour Sajida Rânâ.
Il n’y arrive pas. Ses ennemis à l’intérieur comme à l’extérieur du parti le détestent déjà assez comme musulman. Comme pervers, époux volage, adorateur de ce que la plupart d’entre eux n’arrivent même pas à considérer comme un être humain, sa carrière serait finie. Le cabinet Rânâ pourrait ne pas y survivre. Avant tout, Shahîn Badûr Khan est un serviteur de l’État. Il faut protéger le gouvernement.
« Puis-je me montrer franc, madame la Première ministre ? »
Sajida Rânâ se penche par-dessus l’étroite allée centrale.
« C’est la deuxième fois depuis le début de la conversation, Shahîn.
— Mon épouse… Bilqis… bon, depuis un moment, nous sommes en froid. Quand les garçons sont partis à l’université, eh bien, nous n’avons jamais eu beaucoup de sujets de conversation à part eux. Nous menons maintenant des vies indépendantes : Bilqis a sa rubrique et sa tribune féminine. Mais soyez certaine que nous ne laisserons pas cela empiéter sur nos responsabilités publiques. Nous ne vous gênerons plus ainsi.
— Vous ne m’avez pas gênée », murmure Sajida Rânâ, juste avant que le pilote militaire annonce d’un ton laconique leur atterrissage dans dix minutes sur la base aérienne de Nâbha Sparasham, et Shahîn Badûr Khan profite de cette distraction pour regarder dehors la grande tache brune des immenses bastîs de Vârânacî. Il s’autorise un bref début de sourire. Sauvé. Elle ne sait rien. Il a réussi. Mais il y a des choses à régler au plus tôt. Et là-bas, plein sud, sur l’horizon, ne serait-ce pas la ligne sombre de nuages ?
C’est une fois son père mort que Shahîn Badûr Khan a compris à quel point il détestait la maison près du fleuve. Non que la havelî soit laide ou oppressante, bien au contraire. Mais ses cloîtres et vérandas clairs et spacieux tout comme ses grandes pièces blanches à haut plafond sont chargés d’histoire, de générations, de devoirs. Shahîn Badûr Khan ne peut pas monter les marches, passer sous la grande lanterne de cuivre du porche et entrer dans la grande salle aux escaliers jumeaux en spirale, un pour les hommes, l’autre pour les femmes, sans se souvenir qu’enfant, caché derrière un pilier, il a vu emporter le corps de son grand-père Sayid Raiz Khan au cimetière près du vieux pavillon de chasse dans les marais, sans se souvenir aussi que plus tard, il a franchi les portes en teck derrière son père en train d’accomplir ce même et rapide voyage. Lui-même le ferait aussi, franchirait ces belles doubles portes en teck sur les épaules de ses fils et petits-fils. La havelî regorge de vies. On n’y est jamais un tant soit peu éloigné des parents, amis ou domestiques. Chaque mot, action ou intention est visible, transparent. Le concept d’ endroit isolé fait partie de ses souvenirs les plus chers de Harvard. Le concept d’intimité, la réserve de Nouvelle-Angleterre : réserve, quelque chose mis de côté pour servir plus tard.
Il traverse la mezzanine pour gagner la partie de la demeure réservée aux femmes. Comme toujours, il hésite à la porte du zanâna. Le pardâ a été aboli dans la havelî Khan du temps de son grand-père, mais les appartements des femmes ont toujours un peu fait honte à Shahîn Badûr Khan. Il y avait là des choses, des histoires dans les murs, des styles de vie sans aucun rapport avec sa propre personne. Une maison divisée, comme les hémisphères du cerveau.
« Bilqis. » Sa femme a établi son bureau dans le balcon grillagé, avec vue sur les ghâts grouillants et tumultueux, sur les eaux tranquilles du fleuve. C’est là qu’elle écrit ses articles, ses discours radiophoniques, ses essais. Dans le jardin d’oiseaux, en bas, elle reçoit ses amies intelligentes et privées de leurs droits, qui boivent du café en dressant les plans que dressent des femmes intelligentes et privées de leurs droits.
Nous sommes une société difforme, avait dit le fonctionnaire amateur de musique classique au moment où Mumtâz Huq montait sur scène.
« Bilqis. »
Des pas. La porte s’ouvre, le visage d’un domestique – dont Shahîn Badûr Khan ne se souvient pas du nom – apparaît dans l’entrebâillement. « La bégum n’est pas là, sahb. »
Shahîn Badûr Khan se laisse aller contre le solide chambranle. La seule fois où il aurait aimé quelques phrases volées à deux existences occupées. Un mot. Un contact. Car il est fatigué. Fatigué que cela ne s’arrête jamais. Fatigué par l’écœurante vérité que même s’il s’asseyait sans rien faire, comme le sâdhu au coin de la rue, les événements qu’il avait mis en branle prendraient de l’importance dans son dos, se nourrissant les uns des autres, jusqu’à devenir un raz de marée. Il doit toujours avoir quelques pas d’avance. Fatigué du masque, du visage, du mensonge. Lui dire. Elle saura quoi faire.
« Toujours sortie, en effet.
— Pardon, monsieur Khan ?
— Aucune importance. »
La porte se referme sur la portion de visage. Pour autant qu’il s’en souvienne, c’est la première fois que Shahîn Badûr Khan se retrouve perdu dans sa propre demeure. Il ne reconnaît pas les portes, les murs, les couloirs. Le voilà dans une pièce lumineuse qui donne sur le jardin des femmes, une pièce blanche aux moustiquaires nouées en grands nœuds lâches, une pièce remplie de rais de lumière oblique, remplie de poussière et d’une odeur qui le ramène à lui-même. Les odeurs sont la clé des souvenirs. Il connaît cette pièce, il adorait cette pièce. C’est l’ancienne nursery, la pièce de son enfance. Sa chambre, bien au-dessus des eaux. Tous les matins, en se réveillant là, il entendait les salutations adressées au grand fleuve par les brâhmanes. La pièce est propre, pâle, nue. Il a dû donner l’ordre de la vider une fois les garçons partis à l’université, mais il ne s’en souvient pas. L’âyâ Gul est morte depuis dix ans, mais dans les lamelles des persiennes en bois, dans les rideaux tendus, il sent le parfum de sa poitrine et l’odeur épicée de ses vêtements, même s’il se rend compte en sursautant n’être pas entré dans cette pièce depuis plusieurs décennies. Il plisse des yeux dans la lumière. Dieu est la lumière des Cieux et de la Terre… Lumière sur lumière. Dieu guide vers Sa lumière qui Il choisit, et Dieu propose aux hommes des paraboles, car Sa science n’a pas de limites. La surate ondule comme de la fumée dans la mémoire de Shahîn Badûr Khan.
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