« Pas mal, hein, Khan ?
— Mazumdar vient de finir avec une marque de 117 », indique Shahîn Badûr Khan en emboîtant le pas à son chef. Le convoi de hummers les reconduit aux quartiers généraux avancés. Il était prévu dès le début que ce soit une visite éclair. Malgré l’opposition catégorique de l’état-major, Sajida Rânâ y avait tenu. L’offre de conciliation devait être faite depuis une position de force qui ne rabaisserait pas le cabinet Rânâ. Après étude des données satellite et des renseignements cyguerre, les analystes avaient affirmé qu’on devait pouvoir raisonnablement évaluer à une heure le temps nécessaire aux Awadhîs pour riposter. Les hummers et les transports blindés repartent sur les nids-de-poule des chemins de terre ruraux. Ils soulèvent tellement de poussière qu’on doit la voir de l’espace. Les hélicoptères-aeais suivent comme des rapaces en chasse. Des sentinelles surveillent le ciel d’un œil nerveux tout en pressant la Première ministre Rânâ et son principal conseiller vers l’ARB, dont les réacteurs montent en régime. Le panneau se referme ; Shahîn Badûr Khan boucle sa ceinture et l’appareil bondit dans les airs, lui laissant l’estomac au sol au milieu des moissons aplaties et calcinées. Le pilote grimpe pleins gaz à un angle très proche de celui du décrochage. Shahîn Badûr Khan n’a jamais aimé voler. Il ressent chaque soubresaut et trou d’air comme une petite mort. Ses poings serrent les accoudoirs à s’en faire blanchir les phalanges. Puis l’appareil passe en vol horizontal.
« Eh bien, voilà qui était un poil spectaculaire, non ? lance Sajida Rânâ en débouclant sa ceinture. Ces foutus militaires n’oublient jamais qui porte la culotte, ici. Jaï Bhârat ! Mais bon, ça s’est bien passé. Je pense que le score du cricket a fourni une belle note finale.
— Si vous le dites, madame.
— Je le dis. » Sajida Rânâ se tortille dans son treillis moulant. « Foutus machins malcommodes. Je ne comprends pas comment on peut se battre avec ça. Bon, votre analyse ?
— Elle sera franche.
— Ne l’est-elle pas toujours ?
— Je trouve l’occupation du barrage imprudente. Le plan exigeait…
— Le plan était bon jusqu’à un certain point, mais il manquait de couilles.
— Madame, avec le respect que…
— C’est de la diplomatie, je sais. Mais bordel, je ne vais pas laisser N.K. Jîvanjî jouer le martyr de l’Hindutvâ. Nous sommes des Rânâ, merde. » Elle laisse passer cette petite touche théâtrale, puis demande : « On peut rattraper le coup ?
— On peut, mais il va falloir compter sur la pression internationale quand les chaînes d’informations vont en parler. Cela pourrait donner un prétexte aux Britanniques pour recommencer à réclamer une conférence internationale.
— Pas à Londres, j’espère, le shopping n’y vaut plus un clou. Mais les Américains…
— Nous sommes sur la même longueur d’onde, madame. La Relation Privilégiée…
— … n’est pas du tout aussi réciproque que les Britiches aiment le croire. Je vais vous dire, Khan, il y a une chose qui m’a fait plaisir dans tout ce bordel. C’est que grâce à nous, ce chûtiyâ de Jîvanjî l’a dans le cul. Lui qui se croyait si malin, à laisser filtrer ces photos de son Chariot à Provisions Sacré, eh bien, le voilà qui rentre en courant chez lui avec les couilles dans la bouche.
— Il n’a tout de même pas disparu, madame, vous savez. Je pense que nous aurons de ses nouvelles si nous obtenons notre conférence de paix.
— Quand nous l’obtiendrons, Khan. »
Shahîn Badûr Khan acquiesce d’une inclinaison de la tête. Il sait toutefois que ce n’est pas acquis. Jusqu’ici, son gouvernement, sa nation et lui-même ont eu de la chance. Sajida Rânâ tire sur le fil d’une couture mal finie de son pantalon de treillis, s’affaisse dans son siège et demande : « Il y a déjà quelque chose sur moi ? » Shahîn Badûr Khan ouvre son palmeur afin de parcourir les chaînes d’informations et les dépêches d’agences. Des pages fantômes apparaissent dans son champ de vision. Les informations surgissent autour de lui en petites détonations de couleur.
« CNN, la BBC et News International la passent en “dernière minute”. Reuters est tout juste en train de retransmettre à la presse américaine.
— Quelle est la teneur générale chez le Grand Satan ? »
Shahîn Badûr Khan survole les principaux articles de Boston à San Diego.
« Les réactions vont du léger scepticisme au rejet catégorique. Les conservateurs réclament notre retrait, puis, éventuellement, des négociations. »
Sajida Rânâ tire doucement sur sa lèvre inférieure, geste connu seulement des intimes, tout comme son langage fabuleusement grossier.
« Au moins, ils n’envoient pas les Marines. Mais bon, ce n’est que de l’eau, pas du pétrole. Toujours est-il que ce n’est pas contre Washington que nous sommes en guerre. Et du côté de Delhi ?
— Rien en ligne. »
La Première ministre tire encore un peu plus sur sa lèvre.
« Je n’aime pas ça. Ils ont prévu d’autres informations en une.
— Nos données satellite montrent que les forces awadhîes n’ont pas changé de position. »
Sajida Rânâ lâche sa lèvre et se redresse.
« Qu’ils aillent se faire foutre. C’est un grand jour ! Nous devrions nous réjouir ! Shahîn. » Le prénom. « Entre nous : Chaudhuri, vous en pensez quoi ?
— Le ministre Chaudhuri est un membre très talentueux du…
— Le ministre Chaudhuri est un hîjrâ. Shahîn, une idée me trotte dans la tête depuis un moment. L’année prochaine, à un moment ou à un autre, il faudra procéder à une élection partielle à Dîdârganj. Ahuja fait bonne figure, mais cette tumeur le dévore de l’intérieur, le pauvre type. C’est une bonne circonscription, loyale, merde, ils éliraient James F. McAuley s’il agitait un peu d’encens devant Ganesh.
— Excusez-moi, madame, mais le président McAuley n’est pas musulman.
— Putain, Khan, vous n’êtes quand même pas Ben Laden. Vous êtes quoi, sûfi, quelque chose comme ça ?
— Je viens d’un milieu sûfi, en effet.
— Eh bien, c’est exactement ce que je veux dire. Écoutez, en vérité, vous avez bien joué le coup, sur cette histoire, et j’ai besoin de vos capacités au grand jour. Il faudra faire votre apprentissage comme député de base, mais je ne manquerai pas de vous pousser au plus vite sur la voie d’un portefeuille ministériel.
— Madame la Première ministre, je ne sais pas quoi dire.
— Eh bien, vous pourriez commencer par merci, foutu sûfi parcimonieux. Ça reste entre nous, bien entendu.
— Bien entendu, madame. »
Humble, révérencieux, consentant, rien qu’un fonctionnaire, mais le cœur de Shahîn Badûr Khan bondit dans sa poitrine. À Harvard, après l’annonce des résultats de première année, quand la tension avait volé en éclats à l’arrivée d’un long été de liberté, il a pendant un temps oublié à la fois la chasteté de la business school et les rigueurs de son école islamique. Longuement conseillé par le propriétaire d’un magasin de vins et spiritueux, il s’était acheté une bouteille de whisky single malt du Speyside importé et, dans les rais de lumière poussiéreuse de sa chambre, avait bu à son propre succès. Entre le grincement du bouchon de liège dans le goulot et les improductifs haut-le-cœur dans le pourpre du crépuscule, il y avait eu un moment où il s’était très nettement retrouvé à baigner dans la joie, le rayonnement, la confiance et le sentiment que le monde lui appartenait sans limites ni entraves. La bouteille à la main, il s’était avancé vers sa fenêtre pour hurler à la face du monde. La gueule de bois et la culpabilité spirituelle n’avaient pas été cher payer cette unique et brûlante épiphanie. Sanglé sur son siège près de sa Première ministre dans un ARB militaire, il en est à nouveau persuadé. Ministre. Lui. Il essaye de se le représenter, s’imagine dans un siège différent à la table de la magnifique et lumineuse salle du conseil, s’imagine se levant sous le dôme de la Sabhâ. L’honorable député de Dîdârganj. Et ce sera mérité. Ce sera sa juste récompense, non pour avoir servi avec diligence et sans ménager ses efforts, mais pour ses capacités. Il le mérite. Il le mérite, et il l’aura.
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