« Il semble qu’on soit mal barrés avec ou sans barrage », plaisante Mme Sharma. Le jeu de mots fait sourire ces dames tandis que les tribunes bruissent d’applaudissements pour le Bhârat qui vient d’envoyer une balle aux limites du terrain. Un sport de bruits modérés et distants que le cricket : applaudissements assourdis, claquements de balle sur la batte, voix étouffées. L’arbitre baisse le doigt, le tableau d’affichage change, les dames regardent à nouveau le ciel. La confrontation a pris fin, un vent d’altitude venu du sud-est, le vent de la mousson, déchiquette les traînées de condensation. La timide Mme Sûd se demande qui a gagné.
« Eh bien, nous, bien entendu », dit Mme Chopra, mais Pârvati voit bien que la bégum Khan n’en est pas si sûre. De son ombrelle, Pârvati Nanda se protège du soleil qui progresse sous la marquise. Cela fait par la même occasion de l’ombre pour son palmeur sur lequel s’affichent les scores et les statistiques, transmises en diagonale de l’autre côté du terrain, traversant arbitres, joueurs de champ, gardien du guichet, batteur et lanceur, transmises par Krishân en bas des tribunes populaires qui bordent le terrain.
Le lanceur anglais entame sa course d’élan. TREVELYAN, dit le palmeur. SOMERSET. BALLES RAPIDES. 16e SÉLECTION DANS L’ÉQUIPE NATIONALE. A ÉLIMINÉ DIRECTEMENT SIX BATTEURS SRI-LANKAIS À COLOMBO DURANT LA SAISON 2046.
Le batteur s’avance, batte tendue devant lui comme un bouclier étroit. Il met la balle au sol, son homologue à l’autre guichet se tend. Non. La balle roule un peu avant qu’un joueur de champ (un SQUARE SHORT LEG, lui précise le palmeur) la ramasse, regarde autour de lui, ne détecte personne de vulnérable entre les guichets et la renvoie en lob au lanceur.
DERNIER LANCER, communique Krishân.
« Leur square short leg s’en est très bien sorti, sur celle-là », commente Pârvati. Un peu perturbées, les dames interrompent leur discussion sur les affaires d’État. Mais une fois encore, elle se sent surclassée, comme un joueur d’arrière-champ intérieur voyant la balle filer vers les limites du terrain. Elle a fait des efforts énormes, elle a appris les termes et les règles, et elles sont encore inatteignables : la guerre, la stratégie gouvernementale, les Rânâ, la politique internationale du coup de force. Elle insiste : « Husayni va venir à la batte, il va s’occuper de la balle rapide de Trevelyan comme si on la lui servait sur une thâlî. »
Ses paroles ont moins de substance que les traînées de condensation en train de disparaître dans l’air jaune au-dessus du stade Sampûrnânand. Pârvati active le zoom de son palmeur, parcourt les rangées de visages de l’autre côté du terrain. OÙ ÊTES-VOUS ? compose-t-elle. La réponse lui parvient : À DROITE DES ÉCRANS DE VISIBILITÉ. LES GRANDS TRUCS BLANCS. Elle fait passer son appareil sur les visages bruns en sueur. Là. Il agite la main, tout doucement pour ne pas gêner les joueurs. Ce ne serait pas du cricket [2] En anglais, « That would be no cricket », ce qui signifie aussi « Ce ne serait pas fair-play » ou « Ça ne se fait pas ». (N.d.T.)
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Elle le voit. Lui ne la voit pas. Des traits délicats, une peau naturellement pâle tannée par son travail au soleil sur le toit de la Résidence Diljît Rânâ. Rasé de frais : en voyant Krishân au milieu de ces exubérantes moustaches, elle se rend compte que cela a toujours compté pour elle chez un homme. Nanda se rase aussi. Les cheveux légèrement huilés, jaillissant de leur confinement chimique, se répandent sur le front. Les dents, visibles chaque fois qu’il exprime d’un cri un plaisir masculin procuré par les règles, sont bonnes, régulières et au complet. Il porte une chemise propre, blanche et fraîche, ainsi qu’un pantalon simple et bien repassé, comme elle le remarque lorsqu’il se lève pour applaudir deux bons runs. Pârvati ne ressent aucune honte à observer anonymement Krishân. La première leçon enseignée par les femmes de Kotkhaï a été que les hommes se montrent sous leur jour le plus sincère et le plus beau quand ils ne se surveillent pas.
Un claquement de batte. Le public bondit sur ses pieds. La balle franchit les limites. Le tableau d’affichage cliquette. La bégum Khan dit maintenant que les Rânâ ont ridiculisé N.K. Jîvanjî depuis que l’incursion awadhîe l’a renvoyé à Allâhâbâd, avec son stupide râthayâtra, comme Râvana fuyant à Lankâ.
JE VOUS SURVEILLE, murmure le palmeur. L’écran montre à Pârvati le visage souriant de Krishân. Elle incline son ombrelle en un salut discret. Dans son dos, les dames se sont mises à discuter de la fête des Dawâr et de la raison pour laquelle Shahîn Badûr Khan n’est pas resté assister aux divertissements. La bégum Khan prétexte qu’il est très occupé, d’autant plus en cette période d’adversité pour le Bhârat. Pârvati sent le venin dans leurs voix. Elle reporte son attention sur le match. Maintenant que Krishân lui a dévoilé les arcanes du cricket, elle y voit de la subtilité et de l’intelligence. Un test-match n’est pas si différent de Town and Country.
MAZUMDAR VA PRENDRE JARDINE, transmet Krishân. Tout en revenant sans se presser de la ligne de base, Jardine examine la balle, la frotte du pouce, la polit. Il se met en place. Les joueurs de champ se figent dans leurs positions bizarrement inclinées. Mazumdar, deux bandes de crème anti-éblouissement sous ses yeux comme des rayures de tigre, se prépare à recevoir. Jardine lance. La balle fuse, heurte une éraflure du gazon, rebondit tranquillement en hauteur. Tout le stade constate à quelle hauteur, avec quelle tranquillité, voit Mazumdar juger, peser la trajectoire, ajuster sa position, ramener sa batte, frapper la balle par-dessous et l’envoyer à toute vitesse vers le ciel jaune. C’est un coup magnifique, un coup audacieux, un coup brillant. Le public rugit. Un six ! Un six ! Il le faut. Tous les dieux l’exigent. Les joueurs de champ courent, les yeux sur le paradis. Aucun ne l’attrapera. La balle monte, monte, sort.
Ne quittez pas la balle des yeux, avait dit Krishân à Pârvati au moment de la pelle et des abricots dans le jardin sur le toit. Pârvati Nanda suit des yeux la balle qui, succombant à la gravité, arrive au sommet de sa trajectoire en perdant de sa vélocité et retombe vers le sol, vers le public, bindî rouge, œil rouge, soleil rouge. Une attaque aérienne. Un missile de Krishân, qui cherche le cœur. La balle retombe et les spectateurs se lèvent, mais aucun avant Pârvati. Elle bondit, la main droite levée, et la balle atterrit dans sa paume. Le choc lui arrache un petit cri, puis, enivrée par l’instant, elle s’égosille « Jaï Bhârat ». Acclamations du public, elle se noie dans le bruit. « Jaï Bhârat. » Le bruit redouble. Puis, comme Krishân le lui a montré, elle remonte son sari pour renvoyer la balle par-dessus les limites. Un joueur de champ anglais l’attrape, salue d’un hochement de tête et l’envoie au ras du sol au lanceur. Mais c’est un six, un six, un superbe six pour Mazumdar et le Bhârat. Je n’ai pas quitté la balle des yeux. Je n’ai pas raidi la main, j’ai accompagné le mouvement. Elle se tourne fière de son exploit vers les dames et découvre leurs visages figés de mépris.
Pârvati ne se permet de s’arrêter qu’une fois hors du stade, mais elle continue à entendre les murmures, à sentir la honte lui brûler le visage. Une idiote une idiote une idiote de village, qui se laisse emporter par la foule, se lève et se donne en spectacle comme une personne dépourvue d’éducation, de la moindre classe. Elle leur avait fait honte. Regardez cette dame du Cantonnement lancer la balle comme un homme ! Jaï Bhârat !
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