« Allez-y, alors, crie-t-elle. Puisque, manifestement, c’est aussi important que ça.
— Oui, dit M. Nanda. C’est aussi important que ça. Mais je ne t’ennuierais pas avec des questions de sécurité nationale. »
Il ouvre la porte donnant sur l’ascenseur.
« Je vais rester toute seule, comme toujours ! » Pârvati se penche sur la rambarde chromée, mais la porte s’est refermée, son mari est parti sans un regard. Elle aperçoit Krishân.
« Vous partez aussi ?
— Il faudrait.
— Ne me quittez pas. Je suis toujours toute seule, j’ai horreur de ça.
— Je crois vraiment qu’il faut que je m’en aille.
— Je suis toute seule, répète Pârvati.
— Vous avez Town and Country, hasarde Krishân.
— Ce n’est qu’un soap stupide ! lui crie-t-elle. Un programme de télévision idiot. Vous pensez vraiment que j’y crois ? Vous me prenez pour une gourde de la campagne qui confond la réalité avec un programme télé ? » Elle ravale sa colère. La formation des femmes de Kotkhaï reprend le dessus. « Je m’excuse. Je n’aurais pas dû dire ça. Ce n’était pas dirigé contre vous. Vous n’auriez pas dû être obligé d’entendre tout ça.
— Non, c’est moi qui m’excuse, dit Krishân. Il ne devrait pas vous parler ainsi, comme à une enfant.
— C’est mon mari.
— Pardonnez-moi, ma remarque était déplacée. Je vais partir. C’est mieux.
— Oui », murmure Pârvati, la peau dorée dans le soleil couchant qui entre derrière elle par les fenêtres de l’appartement. « Ce serait mieux. »
La lumière dorée fige l’instant comme dans de l’ambre. La tension donne la nausée à Krishân. Les avenirs possibles tiennent en équilibre sur une épingle en cuivre. Leur chute pourrait l’écraser, lui, elle, les écraser tous deux dans ce luxueux appartement. Il ramasse son sac. Mais quelque chose s’empare de lui.
« Demain », dit-il, conscient du profond tremblement dans sa voix. « Demain, il y a un match de cricket au stade Dr Sampûrnânand. Angleterre-Bhârat, le troisième test-match. Le dernier, je pense. Les Anglais vont très bientôt rappeler leur équipe. Voudriez-vous… pourriez-vous… serait-il envisageable que vous veniez ?
— Avec vous ? »
Le cœur de Krishân tonne, puis il comprend.
« Non, bien sûr que non, on ne peut pas vous voir avec…
— Mais j’aimerais beaucoup assister à un test-match, surtout contre l’Angleterre. Je sais ! Les dames du Cantonnement vont au match. On serait dans des endroits différents du terrain, vous comprenez. Mais on y serait ensemble, on le partagerait. Un rendez-vous virtuel, comme disent les Américains. Oui, j’irai demain, je montrerai aux dames du Cantonnement que je ne suis pas une paysanne ignorante, en matière de cricket. »
Le soleil a disparu, Pârvati n’a plus la peau dorée, l’ambre est brisé, mais le cœur de Krishân baigne dans la lumière.
« On fait comme ça, alors, dit-il. Demain, le test-match. » Son sac sous le bras, il descend en ascenseur se glisser dans l’incessante circulation.
Le stade Dr Sampûrnânand est une arène de béton blanc qui cuit à petit feu sous un ciel beige, un anneau de chaleur et d’attente avec au milieu un disque de verdure fraîche, arrosée, au microclimat contrôlé. Vârânacî n’a jamais compté parmi les grandes villes indiennes du cricket comme Kolkata, Chennaï, Hyderâbâd ou même sa voisine et ex-rivale pour le titre de capitale, Patna. Le stade du docteur était au départ une simple étendue bosselée d’herbe flétrie et roussie sur laquelle aucun joueur de cricket de niveau international n’aurait osé lancer une balle ou manier la batte. Puis était venu le Bhârat et la même main transfiguratrice des Rânâ qui avait métamorphosé Sârnâth en citadelle de haute technologie à l’audacieuse architecture fit du vieux terrain de sport de la Sanskrit University un stade de cent mille places assises. Le gouffre financier gouvernemental typique : il n’avait jamais été davantage rempli qu’à moitié, même pendant le troisième test-match de 2038, quand le Bhârat avait écrasé une Australie faiblissante et gagné la série de matchs, pour la première et unique fois de l’histoire. Aujourd’hui, son champ climatique piège une lentille d’air frais sous la chaleur ambiante de 40 oC, mais les hommes en blanc sur le terrain ont quand même besoin qu’on leur jette des sacs en plastique remplis d’eau. Le Bhârat a marqué 55 pour la perte de trois joueurs, il reste une heure avant le déjeuner et, loin au-dessus du stade, des avions-aeais awadhîs et bhâratîs se pourchassent. Pour le moment, leurs évolutions dans la stratosphère paraissent aux dames du Bloc 17, qu’ombrage une marquise, plus intéressantes que ce qui se passe sur le terrain. Ce bloc appartient au mari de Mme Sharma, un promoteur immobilier de Sârnâth qui l’a acheté comme salon de réception pour sa société afin de bénéficier d’un allégement fiscal et d’y accueillir invités, amis et clients. En saison, c’est un lieu de réunion prisé par les dames de la bonne société. Elles forment une jolie parcelle de couleur, comme une jardinière sur la façade d’un immeuble. Elles plissent les yeux derrière leurs lunettes de soleil de marque occidentale pour mieux voir s’entremêler les spirales des traînées de condensation. Tout est différent depuis que les courageux javâns du Bhârat ont audacieusement quitté Allâhâbâd dans la nuit pour s’emparer du barrage Kundâ Khâdar. Mme Thakkur est d’avis qu’ils reconnaissent le terrain en cas d’attaque awadhîe.
« Sur Vârânacî ? » Mme Sharma est outrée. Mme Chopra pense que ce serait bien dans la manière de l’Awadh, cette nation vindicative et rusée. Si les javâns ont eu aussi peu de mal à prendre Kundâ Khâdar, c’est parce que les troupes awadhîes marchaient déjà sur la capitale. Mme Sûd se demande si elles répandent des épidémies. « Comme on pulvérise des traitements sur les cultures, vous savez. » Son mari est cadre moyen dans une grande firme biotech qui pulvérise sur des monocultures de la taille d’une région. Les dames espèrent que l’avertissement du ministère de la Santé viendra assez tôt pour leur permettre d’aller s’installer dans leurs bungalows d’été sur les collines avant la ruée.
« J’espère bien qu’on préviendra d’abord les éléments les plus importants de la société », dit Mme Lakshman, mariée à un haut fonctionnaire. Mais Mme Chopra a entendu une autre rumeur : le ridicule iceberg des Bangladais commence à faire effet, les vents s’inversent, recréant les conditions de la mousson. Ce matin, alors qu’elle prenait le thé sur la véranda, elle est certaine, certaine, d’avoir vu une ligne d’ombre sur l’horizon au sud-est.
« Eh bien, dans ce cas, personne n’aura besoin d’envahir son voisin », déclare Mme Lakshman, mais la bégum Khan, qui, épouse du chef de cabinet de Sajida Rânâ, sait ce qui se passe à la Bhârat Sabhâ, se moque : « Ça va plutôt augmenter les risques de guerre. Même si la mousson commençait demain, il faudrait une semaine pour faire monter le niveau de Gangâ. Et vous croyez que les Awadhîs nous laisseraient ça ? Ils ont aussi soif que nous. Non, croyez-moi, priez plutôt qu’il ne pleuve pas, parce qu’à la première goutte, Delhi va vouloir récupérer son barrage. Sauf, bien entendu, si le ridicule iceberg des Bangladais est davantage qu’un étalage de pseudoscience, ce à quoi, franchement, personne ne croit. »
La bégum Khan a la réputation d’être une femme dure, avec des opinions bien arrêtées, une trop grande érudition et pas assez de bonnes manières. Des caractéristiques musulmanes, mais on ne fait pas ce genre de remarques en public. Les hommes écoutent toutefois ce qu’elle dit, dans ses articles, dans ses émissions radiophoniques, dans les discussions. Et d’étranges rumeurs courent sur son calme petit mari très occupé.
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