Krishân feuillette les épaisses pages brillantes aux odeurs pétrochimiques.
« Mais ils ne sont pas réels non plus, dit-il. Cette femme n’a été mariée à personne dans la vraie vie, elle ne s’est rendue à aucune première avec un acteur. Ce ne sont que des logiciels qui se prennent pour un autre genre de logiciels.
— Oh, je sais bien, admet Pârvati. Personne ne les prend pour de vrais gens. La célébrité n’a jamais eu le moindre rapport avec la réalité. C’est tout de même chouette de faire semblant. Comme si on avait une autre histoire par-dessus Town and Country, mais beaucoup plus ressemblante à notre manière de vivre. »
Krishân se balance doucement.
« Pardonnez-moi, mais votre famille vous manque-t-elle beaucoup ? »
Pârvati quitte des yeux ses photos glamour.
« Pourquoi cette question ?
— Je suis juste surpris de vous voir traiter des gens qui n’existent pas comme des membres de votre famille. Vous vous souciez de leurs relations, de leurs hauts et de leurs bas, de leurs vies, si on peut dire. »
Pârvati se tire le dupattâ sur la tête pour se protéger du soleil au zénith.
« Je pense chaque jour à ma famille, à ma mère. Oh, je ne voudrais pas rentrer, loin de là, mais je pensais que dans la capitale, avec tous ces gens et tout ce mouvement, j’aurais cent mondes dans lesquels évoluer. Mais c’est encore plus facile d’être invisible ici que ça l’était à Kotkhaï. Je pourrais disparaître complètement, ici.
— Où est-ce, Kotkhaï ? » demande Krishân. Au-dessus de lui, des traînées de condensation fusionnent et s’enchevêtrent, avion-espion et avion-tueur se pourchassant à dix mille mètres d’altitude dans le ciel de Vârânacî.
« Dans la région de Kishanganj, au Bihâr. Vous venez de me faire m’apercevoir de quelque chose d’étrange, M. Kudrati. J’écris tous les jours à ma mère, elle me parle de sa santé, elle me dit comment vont Rohinî, Sushîl, les garçons et tous les gens que je connais à Kotkhaï, mais elle ne me parle jamais de Kotkhaï lui-même. »
Elle lui raconte donc son village, car, ce faisant, elle se le raconte elle-même. Elle peut revenir dans les quelques maisons en adobe fendu regroupées autour des citernes et des pompes, elle peut redescendre la rue principale en pente douce, bordée de boutiques et d’auvent en tôle ondulée abritant les ateliers des tailleurs de pierres. C’était là le monde des hommes, où l’on buvait du thé en écoutant la radio et en discutant politique. Quant au monde des femmes, il se trouvait aux champs, à la pompe et aux citernes, l’eau étant l’élément des femmes, et aussi à l’école, où la nouvelle enseignante venue de la ville, Mme Jaitly, donnait des cours du soir, organisait des groupes de discussion et gérait une coopérative de microcrédit financée par l’argent des œufs.
Puis cela changea. Des camions de Ray Power vinrent déverser des hommes qui dressèrent un village de tentes, si bien qu’un mois durant, il y eut deux Kotkhaï, le temps pour eux de construire leurs éoliennes, leurs panneaux solaires et leurs générateurs à biocarburant, puis d’y relier petit à petit chaque maison, atelier et lieu sacré à l’aide de câbles distendus. Sukrit, le vendeur de piles et de batteries, les maudit d’avoir forcé un homme de bien à fermer boutique et une fille de bien à se prostituer.
« Nous faisons désormais partie du monde, avait dit Mme Jaitly aux femmes du cours du soir. Notre réseau de câbles nous relie à un autre réseau, à un réseau plus grand, qui couvre le monde entier. »
Mais l’Inde de l’ancien temps agonisait, le rêve de Nehru craquait sous la pression des divisions ethniques et culturelles, sous celle d’un environnement supportant difficilement le poids d’un milliard et demi d’êtres humains. Kotkhaï se vantait que son retard et son isolement le protégeraient du mélange caractéristique de Diljît Rânâ : hindouisme et vision de l’avenir. Mais les hommes parlaient au dhâbâ, lisaient les éditoriaux des journaux du soir sur les Armées Nationales, les milices armées, les raids éclair s’emparant d’une poignée de pauvres villages comme Kotkhaï pour les intégrer au territoire national. Jaï Bhârat ! Les jeunes hommes furent les premiers à partir. Pârvati avait vu de quelle manière son père les avait regardés s’éloigner dans le bus de campagne. S.J. Sâdhurbhaï n’avait jamais pardonné à sa femme de ne lui avoir donné que des filles. Il jalousait chaque jour les classes moyennes, qui pouvaient se permettre de choisir le sexe de leurs enfants. Ils construisaient une nation solide, pas faible et féminine comme l’ancienne Inde, qui s’en prenait à elle-même jusqu’à la mort. Ce fut presque un soulagement chez les Sâdhurbhaï lorsqu’il annonça qu’avec Gurpal, son apprenti au garage, il partait à la guerre. Une bonne guerre. Une guerre d’hommes. Elle ne fit pas d’autres victimes qu’eux deux dans tout Kotkhaï, tués par un hélicoptère aeai d’assaut ayant pris le camion qu’ils conduisaient pour un véhicule ennemi. Une guerre d’hommes, une mort d’homme.
Trois semaines plus tard, une nation était née et le soap remplaçait la guerre. Moins d’un mois après la proclamation du nouveau Bhârat, d’autres hommes apportèrent d’autres câbles, en fibre optique, par lesquels arrivèrent les informations, le gupshup et le soap. Mme Jaitly se répandit en injures contre Town and Country, qu’elle traitait de propagande à vous geler la cervelle répandue par l’État pour étouffer le véritable débat politique, mais semaine après semaine, femme après femme, de moins en moins de monde assistait à ses classes, si bien qu’elle finit par repartir en ville, vaincue par les aventures des Prekash et des Ranjan. Le grand écran fourni par l’État devint le nouveau lieu de rassemblement du village. Pârvati grandit et devint femme à la lumière de Town and Country. Elle en apprit tout ce qu’il fallait savoir pour devenir une épouse irréprochable. En moins de six mois, Pârvati se retrouva à Vârânacî pour la dernière couche de vernis social qui lui donnerait accès aux meilleurs fêtes et durbars du circuit. Encore six mois plus tard, au mariage d’un cousin de cousin, elle surprit un murmure de Dîpti, une petite-cousine issue de germain, regarda ce que désignait ce murmure, de l’autre côté des jardins éclairés à la lanterne, à l’autre bout du vélum luisant : un homme mince à l’air cultivé qui essayait d’éviter d’être vu en train de la regarder. Elle se souvient qu’il se tenait sous un arbre avec aux branches des chandelles dans de petites cages en osier. Elle se le représenta entouré d’un halo d’étoiles.
À nouveau six mois, et tout était arrangé, la dot sur le compte grâmîn de la mère de Pârvati, un taxi réservé pour emporter les maigres affaires de Pârvati dans le bel appartement neuf avec terrasse au dernier étage d’un immeuble au cœur de la grande Vârânacî. Sauf que ces affaires semblaient orphelines dans les placards doublés de cèdre et que si l’appartement était luxueux, tout le monde déménageait désormais hors de cette Kâshî sale, surpeuplée, bruyante, pour s’établir dans le vert et tendre Cantonnement, et l’homme mince à l’air cultivé drapé d’étoiles n’était qu’un policier. Mais d’un mot ou d’un geste, les Prekash et les Ranjan étaient là, prêts à la divertir, aussi heureux à Vârânacî qu’à Kotkhaï, indifférents au snobisme et aux castes, leurs faits, gestes et scandales toujours dignes d’intérêt.
Ce jeudi, Krishân travaille tard sur le toit. Il reste beaucoup de petits détails agaçants à régler : l’alimentation électrique du système d’irrigation, le jointoiement sur le chemin de pierres rondes, les fixations des paravents de bambou qui entourent le bassin de méditation. Il se dit qu’il ne pourra pas partir avant d’avoir réglé tout cela, mais en vérité, il est curieux de revoir ce M. Nanda, le flic Krishna. Il sait, grâce aux journaux et aux talk-shows de la radio, de quoi s’occupent ces gens-là, mais ne comprend pas en quoi ce qu’ils traquent représente une telle menace. Il travaille donc jusqu’à ce que le soleil enfle en un globe de sang à l’ouest derrière les tours de la cité financière, il serre des écrous et nettoie des outils jusqu’à ce qu’il entende la porte se refermer en bas et la voix de Pârvati accueillir un grommellement masculin, plus grave, dont il ne distingue pas les mots. La conversation devient de plus en plus intelligible au fur et à mesure qu’il descend les marches. Elle demande, supplie, veut qu’ils sortent. Elle veut aller quelque part, s’éloigner de cet appartement en hauteur. Il a la voix éteinte et fatiguée, aussi Krishân sait-il qu’il repoussera toutes les suggestions de son épouse. Il pose son sac et attend près de la porte. Il n’y écoute pas, se dit-il. Les portes sont fines et les mots ont leur volume naturel. Le policier perd patience. Sa voix durcit, comme celle d’un parent excédé par un enfant insatiable. Puis Krishân entend la voix aboyer avec colère, une chaise racler le sol en s’éloignant d’une table. Il reprend son sac, recule au pied de l’escalier principal. La porte s’ouvre à la volée et M. Nanda descend jusqu’à celle du hall, le visage tel un masque. Il passe devant Krishân, comme on le fait devant un lézard sur le mur. Pârvati sort de la cuisine. M. Nanda et elle se font face chacun à un bout de l’escalier. Krishân, invisible, est coincé entre leurs voix.
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