« Mon père n’a pas pris d’associés dans la société.
— Sauf votre respect, monsieur Ray, je ne suis pas de cet avis. D’où pensez-vous que provienne l’investissement pour le collisionneur de particules ? Le budget du projet point zéro aurait ruiné Ranjît Ray lui-même, sans aide extérieure.
— Quelle est votre part ? » demande Vishram. Sa chaleur de Héros du Peuple a été mouchée. Des jeux à l’intérieur d’autres jeux, divers niveaux d’accès et de secret, des noms, des visages et des masques. Des visages capables de venir dans votre ascenseur discuter de vos transactions les plus secrètes.
« Rien que le succès, monsieur Ray. Rien que le succès. Pour répéter et peut-être amplifier le message que vous adressent mes employeurs, vous avez l’intention de pratiquer une démonstration grandeur nature du projet point zéro. Odeco est très désireux que cela se produise. Il souhaite vous informer que vous pouvez faire appel à lui pour assurer le succès de ce projet. Quoi que vous ayez à demander, monsieur Ray. Ah. Nous arrivons à mon étage, on dirait. Très bonne fin de journée, monsieur Ray. »
Chakraborti se glisse entre les portes avant leur ouverture complète. Vishram monte encore d’un étage avant de penser à revenir à celui où est descendu l’étrange petit homme. Il jette un coup d’œil dans le couloir courbe. Rien, personne. Il a pu entrer dans un bureau. Il a pu tout aussi facilement entrer dans un autre univers, un univers point zéro. Le soleil de plus en plus bas cogne dans la cabine, mais Vishram frissonne. Il a besoin de sortir, ce soir, de s’éloigner de tout cela, même pour quelques heures. Mais à quelle femme va-t-il demander de l’accompagner ?
Sa peau broyée laissant échapper une traînée de jus, l’abricot s’élève avec une lente rotation en un arc de cercle au-dessus du parapet avant de disparaître entre les bâtiments pour entamer sa longue chute vers la rue.
« Donc, quand elle franchit de cette manière les limites sans toucher le sol, ça donne quoi ?
— Un six ! » s’exclame Pârvati en battant des mains.
La ligne de base est tracée avec de la craie de jardinier, le guichet consiste en une boîte de semis en contreplaqué privée de trois de ses côtés et posée toute droite. Krishân s’appuie sur sa batte : une pelle.
« Un six, c’est un coup techniquement faible, dit-il. Le batteur doit passer par-dessous et il ne contrôle pas vraiment la trajectoire de la balle. Les joueurs de champ arrivent facilement à garder l’œil dessus et à l’intercepter. Le vrai passionné applaudira davantage un quatre qu’un six. C’est un coup bien plus contrôlé.
— Oui, mais ça a l’air tellement plus audacieux », dit Pârvati avant que ses mains s’envolent jusqu’à ses lèvres pour réprimer un gloussement. « Désolée, je viens juste de penser aux gens en bas… ils n’ont rien fait, et les voilà tout à coup recouverts d’abricots… Ils doivent se dire : qu’est-ce qui se passe ? Des abricots tombent du ciel. C’est les Awadhîs ! Ils nous bombardent avec des fruits ! » Elle se plie en deux, prise de fou rire. Krishân ne comprend pas la plaisanterie, mais sent par contagion un chatouillement dans sa cage thoracique.
« Encore, encore ! » Pârvati ramasse un nouvel abricot sur le tissu replié, soulève son sari, effectue sa petite course d’élan et lance le fruit d’un geste parallèle au sol. De la pulpe jaillit au visage de Krishân quand, d’un coup de batte, il éclate l’abricot qui, après plusieurs ricochets, va s’immobiliser près des fentes d’écoulement du garde-fou.
« Quatre ! annonce Pârvati en s’appuyant quatre doigts sur le bras.
— Techniquement, c’est fausse balle, vu qu’elle n’a pas été lancée correctement.
— Je n’arrive pas à faire ce truc de bras tendu au-dessus de l’épaule.
— Ce n’est pas difficile. »
Krishân procède à une démonstration avec une poignée d’abricots : le bras part lentement de derrière l’épaule pour accélérer à la descente tandis que l’autre fait contrepoids. Le fruit va rebondir dans le massif de rhododendrons.
« À vous, essayez. »
Il lance à Pârvati un abricot encore vert. Elle l’attrape en douceur, remonte la manche de sa cholî. Krishân observe le jeu des muscles tandis que, vêtue d’habits élégants mais peu pratiques, elle prend son élan puis essaye de lancer l’abricot, qui lui échappe et tombe derrière elle. Pârvati le piétine, montrant les dents d’exaspération.
« Je n’y arrive pas !
— Tenez, je vais vous aider. »
Krishân prononce ces mots avant de se rendre compte de ce qu’il dit. Il se souvient avoir lu enfant, dans une leçon sur le réseau de l’école, que toute la conscience était écrite au passé. Dans ce cas, toutes les décisions sont prises sans conscience ni culpabilité, et le cœur parle avec franchise mais s’exprime sans clarté. Le chemin de Krishân est déjà tracé. Il s’avance derrière Pârvati. Il pose une main sur son épaule. De l’autre, il lui saisit le poignet. Elle retient son souffle, mais garde les doigts enroulés autour du fruit mûr.
Krishân lui fait reculer et descendre le bras, puis tourner la paume vers le haut. Il guide la jeune femme vers l’avant, vers l’avant à nouveau, appuie sur son épaule gauche en lui remontant le bras droit. « Pivotez sur le pied gauche, maintenant. » Ils restent un instant dans cette danse précaire, puis Krishân propulse le poignet de Pârvati vers le zénith. « Lâchez ! » ordonne-t-il. L’abricot fendu file entre ses doigts, heurte le revêtement de sol en bois, explose.
« Belle balle rapide, félicite Krishân. Essayez contre moi, maintenant. » Il reprend sa position sur la ligne de base, vise avec sa pelle/batte, se montre le plus fair-play possible avec Pârvati. Elle recule derrière l’autre ligne en craie, ajuste ses vêtements, s’élance. D’un brusque mouvement en avant, elle lâche le fruit. Celui-ci heurte d’abord le sol, rebondit bizarrement en tournant sur lui-même. Krishân s’avance d’un pas avec sa pelle, sur le sommet de laquelle l’abricot rebondit avant d’aller s’écraser sur le guichet. Le mince contreplaqué s’écroule. Krishân se glisse la pelle sous le bras pour s’incliner.
« Madame Nanda, vous m’avez éliminé direct. »
Le lendemain, Pârvati présente à Krishân ses amis les Prekash, les Ranjan, les Kumâr et les Malik. Elle dispose les magazines comme des darîs sur le revêtement en bois chauffé par le soleil. L’air, ce matin-là aussi lourd et immobile que du métal fondu, place le vacarme et la fumée de la circulation sous une couche de haute pression. La veille au soir, Pârvati et son mari se sont disputés. À sa manière à lui, qui consiste à justifier d’un silence hautain ce qu’il vient d’affirmer, puis à réfuter les réponses de son épouse avec des regards méprisants. Toujours la même dispute, opposant respectivement la fatigue, l’attitude distante et la froideur croissante de M. Nanda à l’ennui, le besoin de compagnie et l’appel des ovaires de son épouse.
Elle ouvre les magazines chatis sur les pages centrales en quadrichromie. Les romances parfaites, les mariages éblouissants, les divorces en double page. Krishân, assis en tailleur, se tient les orteils.
« Elle, c’est Sonia Shetty, elle joue Ashu Kumâr. Elle a été mariée à Lâl Darfan – dans la vraie vie, pas dans Town and Country –, mais ils ont divorcé au printemps. Ça m’a vraiment surprise, tout le monde les pensait ensemble pour la vie, mais on l’avait vue avec Ronî Jhutti. Elle était à la première de Prem Dâs, dans une belle robe chromée, si bien qu’à mon avis, on ne devrait pas tarder à avoir une annonce. Bien entendu, Lâl Darfan a dit toutes sortes de choses sur elle, il l’a traitée de garce, de vraie honte. Étrange, non, comme les acteurs peuvent ne pas ressembler du tout à leurs personnages de Town and Country ? Ça a complètement changé ma perception du Dr Prekash. »
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