Ian McDonald - Le fleuve des dieux

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Tous les Hindous vous le diront, pour se débarasser de ses péchés, il suffit de se laver dans les eaux du Gangâ, dans la cité de Vârânacî.
Et, en cette année 2047, les péchés ce n’est pas ce qui manque : un corps aux ovaires prélevés glisse doucement sur les eaux du fleuve ; des intelligences artificielles se rebellent et causent de tels dégâts qu’une unité de police a été spécialement créée pour les excommunier.
Gangâ, le fleuve des dieux, dont les eaux n’ont jamais été aussi basses, se rue vers un gouffre conceptuel, technologique, évolutionnaire - ou peut-être tout cela à la fois.
A travers le kaléidoscope de neuf destins interconnectés, Ian McDonald dresse le portrait d’une Inde future, mais aussi d’une Terre future, où tout n’est que vertige. Souvent considéré outre-Atlantique et outre-Manche comme le roman de science-fiction le plus important des quinze dernières années, Le Fleuve des dieux a reçu le British Science Fiction Award et a été finaliste du prestigieux prix Hugo.

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Des Blancs en costumes confortables et par conséquent coûteux se penchent sur la rambarde pour l’accueillir avec des sourires et des signes amicaux.

« Monsieur Ray ! Montez à bord ! »

Ils s’alignent au sommet de l’escalier en bois, comme l’équipage d’un navire accueillant un amiral. Clementi, Arthurs, Weitz et Siggurdson. Ils ont la poignée de main ferme, le regard franc et une fausse bonne humeur très École de Commerce. Vishram ne doute pas qu’ils vous pencheraient en avant pour vous enfoncer un club dans le fion au golf ou à n’importe quelle lutte d’influence muy macho. Sa théorie sur le golf est la suivante : ne jamais pratiquer un sport qui vous oblige à vous habiller comme votre grand-père. Il voit se mettre en place un joli petit sketch sur le golf, s’il menait encore le genre de vie où des numéros comiques étaient envisageables.

« Merveilleux endroit pour un déjeuner, ne trouvez-vous pas ? » demande le grand type à l’air intellectuel, Arthurs, en escortant Vishram Ray sur les passerelles en bois qui montent en spirale de plus en plus haut dans la canopée. Vishram jette un coup d’œil en bas. Les types aux fusils lèvent la tête dans sa direction. « Quel dommage que d’après Bhagwândâs ici présent, nous n’ayons presque aucune chance de voir un tigre. » Il parle avec l’accent nasillard et un peu claironnant de Boston. Ce doit donc être le comptable, décide Vishram. À Glasgow, on disait qu’il fallait toujours avoir des juristes catholiques et des comptables protestants. Les deux hommes passent entre des rangées de serveurs vêtus d’élégants pyjamas et de turbans à la Kipling. Des doubles portes en acajou s’ouvrent, sculptées de scènes de bataille du Mahâbhârata, un maître d’hôtel les conduit au repas, une fosse dotée de coussins et d’une table basse qui serait le summum du kitsch sans la vue qui, par les fenêtres panoramiques sous le toit, porte jusqu’au point d’eau. La berge en est piétinée et boueuse, mais Vishram croit voir un chîtal boire l’eau sale et brune à petites gorgées nerveuses, les oreilles pivotant en un qui-vive perpétuel. Il pense à Vârânacî, à ses eaux infectes et ses radars de défense.

« Asseyez-vous, asseyez-vous », insiste Clementi, un type large aux cheveux bruns, au teint cireux comme un Indien et au menton qui bleuit déjà. Les Occidentaux s’installent en soufflant et en riant un peu. Le mouvement des pankhâs, ces écrans mobiles au-dessus de leurs têtes, redistribue la chaleur. Vishram s’assied confortablement, élégamment, sur le divan bas. Le maître d’hôtel apporte des bouteilles d’eau. Saïgangâ. De l’eau du Gange. Vishram lève son verre.

« Messieurs, me voilà entièrement à votre merci. »

Ils rient trop fort.

« Nous réclamerons votre âme plus tard », dit Weitz, qui fait de toute évidence partie de ces gens n’ayant jamais eu à fournir beaucoup d’efforts au collège, au lycée, aux compétitions universitaires et dans sa Grande École de Management. Habitué à jauger un public, Vishram remarque que Siggurdson, le grand type cadavérique, trouve cela un peu moins drôle que les autres. C’est le nouveau chrétien de la bande, celui qui a l’argent.

Le repas arrive sur trente minuscules thâlîs. Il est de cette simplicité exquise toujours tellement plus coûteuse que n’importe quelle extravagance. Les cinq hommes se passent les plats, murmurant de doux alléluias appréciateurs à chaque subtil mélange de légumes et d’épices. Vishram note qu’ils mangent indien sans gêne. Leurs Marianna Fusco leur ont même indiqué quelle main utiliser. À part de tranquilles épiphanies d’arômes et des incitations mutuelles à goûter ceci ou prendre une bouchée de cela, le repas se déroule en silence. Une fois les trente thâlîs d’argent enfin vidées, les boys du maître d’hôtel déferlent comme des colombes pour débarrasser et les convives se laissent aller sur leurs traversins brodés.

« Bon, monsieur Ray, pour le dire en quelques mots, votre société nous intéresse. » Siggurdson parle lentement, délivrant chaque mot à l’allure d’un buffle, si bien qu’on a dangereusement tendance à le sous-estimer.

« Ah, si seulement cela ne tenait qu’à moi », répond Vishram. Il regrette désormais d’occuper seul un des côtés de la table. Ils tournent tous la tête dans sa direction, leur manière de se tenir révèle qu’ils se concentrent sur lui.

« Oh, nous le savons bien », dit Weitz. Arthurs intervient :

« Vous avez une jolie petite compagnie de taille moyenne dans la production et la distribution d’électricité : bon développement, modèle de propriété semi-féodal rudimentaire, et vous auriez vraiment dû vous diversifier il y a des années pour maximiser la valeur de l’action. Mais vous ne travaillez pas de la même manière, ici, je l’admets. Je ne le comprends pas, mais, pour tout vous dire, il y a beaucoup de choses dans cette région du monde qui m’échappent complètement. Vous êtes peut-être un peu trop surcapitalisé et vous avez clairement beaucoup trop investi dans le capital social : votre budget de R & D ferait tiquer chez nous, mais vous êtes plutôt en bonne forme. Peut-être pas champion du monde, ni leader dans votre secteur, mais un bon acteur de seconde zone.

— Vous êtes bien aimable », dit Vishram. Il ne peut se permettre davantage de venin dans cette arène en teck : il sait qu’ils veulent le harceler, l’agacer, l’asticoter pour qu’un commentaire irréfléchi lui échappe. Il regarde ses mains. Elles ne tremblent pas sur son verre, tout comme elles ne tremblaient jamais sur le micro. La situation n’est guère différente que quand il fallait s’occuper d’éléments perturbateurs dans le public.

Siggurdson pose ses gros poings sur la table, se penche en avant par-dessus. Il cherche à intimider.

« Je ne pense pas que vous vous rendiez parfaitement compte du sérieux de nos propos. Nous connaissons la compagnie de votre père mieux qu’il ne la connaît lui-même. Son retrait a été soudain, sans pour autant nous prendre vraiment au dépourvu : nous avons des modèles. De bons modèles. Qui prédisent avec une précision acceptable. Cette conversation aurait eu lieu quoi que votre père ait décidé à votre égard. Qu’elle se déroule ici montre que nous en savons non seulement beaucoup sur Ray Power, mais aussi sur vous, monsieur Ray. »

Clementi sort de sa veste une boîte à cigares, qu’il ouvre. De superbes petits cigarillos noirs cubains, serrés comme des balles dans un chargeur. Une faim douloureuse transperce les glandes salivaires de Vishram. Ils sont si agréables à fumer.

« Qui vous commandite ? » demande-t-il avec une fausse nonchalance. Il sait qu’elle leur est aussi transparente qu’un voile de gaze. « EnGen ? »

Siggurdson pose longuement les yeux sur lui, comme on regarde un fils stupide.

« Monsieur Ray. »

Arthurs s’humecte les lèvres de sa toute petite langue rose et pointue, comme si un minuscule serpent dressait la tête depuis les fentes du palais.

« Nous sommes officiellement chargés des acquisitions par une grande firme transnationale.

— Et en quoi la division recherches de Ray Power intéresse-t-elle cette grande transnationale ? Cela n’aurait-il pas un rapport avec les résultats que nous obtenons dans le labo point zéro ? Des jolis petits résultats positifs là où tout le monde récupère de gros chiffres négatifs rouges ?

— Nous avons entendu des rumeurs en ce sens », admet Weitz, et Vishram décide qu’il est le cerveau de toute cette opération. Arthurs le financier, Siggurdson le magnat, Clementi l’homme d’action.

« Ce sont davantage que des rumeurs, dit Vishram. Mais le point zéro n’est pas à vendre.

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