Il va me demander de revenir, se dit-elle. Il est jaloux et il n’a pas baisé de la semaine.
Aimerait-elle revenir, mettre au point une théorie sur tout ça avec lui ? Il avait de la skunk Red Roof Garden.
Il s’était piqué de gaze. Il en avait mis partout chez lui, en draperies ou festons, doucement gonflée par les vents de plus en plus forts qui se glissaient entre les persiennes. Il avait entendu dire que la pluie avançait sur le Dekkan et que des villages entiers sortaient pour danser. Il adorerait ça, danser sous la pluie, avec Nadja. L’idée plut à la jeune femme. La Red Roof Garden était excellente, et en moins d’une demi-heure, Nadja fut accroupie nue, les cuisses relevées dans la position de l’huître, sur les genoux de Bernard avec son pénis droit et dur en elle, à contracter et détendre les muscles, contracter et détendre au rythme du mantra murmuré à la lueur d’une douzaine de lampes à huile en terre cuite. Mais ce fut la bouteille et demie d’Omar Khayyâm qui fit merveille en leur permettant de parvenir à ce que Bernard promettait depuis si longtemps, à savoir garder une heure entière sa bite en elle, sans bouger, à respirer et psalmodier à l’unisson, contracter et détendre, contracter et détendre, contracter et détendre et enfin, à sa grande surprise, Nadja sentit le lent embrasement de l’orgasme naître en elle et se répandre comme du pétrole jusqu’à ce qu’ils jouissent en une blanche explosion de semence et de kundalinî qui brûla un trou au sommet de leurs sahasrâra-chakras.
Les filles sortent de l’allée ombragée menant à l’Imperial International et, toujours en marche rapide, s’engagent sur The Mall. Fraîche et sentant l’humidité, la verdure continue à pousser, mais sur le boulevard, une heure après le lever du soleil, la chaleur est déjà comme un marteau. Nadja Askarzadah sue. Elle sue les excès de la nuit. Ses poings gantés marquent son allure et son cul mince ondule dans son minishort moulant près des voitures qui approchent sur deux files du centre de Vârânacî, rose et dorée dans la brume matinale. Les hommes sifflent et les interpellent, mais les jeunes expatriées avancent plus vite que la circulation de Vârânacî à l’heure de pointe. Ces chaussures de sport à pelotage peuvent donner plusieurs carrefours d’avance à Nadja Askarzadah le temps qu’il faut aux voitures pour progresser d’une longueur. Près du nouveau parc, des colporteurs déploient déjà leurs bâches en plastique sur laquelle ils disposent leurs fruits, batteries auto et médicaments de contrebande à l’ombre flasque et poussiéreuse des amandiers agonisants. La chaleur va être la plus élevée jusqu’ici, lui indiquent ses pores. D’après Bernard, cela atteint un sommet dans l’insoutenable juste avant d’éclater. Elle parcourt l’horizon du regard en buvant une gorgée d’eau à la bouteille, mais le ciel derrière les tours de Rânâpur ressemble, à l’envers, à un bol en bronze martelé.
Elle sent la chaleur irradier de la grosse automobile au moteur feutré qui se glisse près d’elle, un SUV Mercedes d’un noir luisant de scarabée. Les fenêtres réfléchissantes descendent, laissent entendre plus nettement le dhôl’n’bass qui sort à faible volume du système audio.
« Salut ! Salut ! » Un gunda au visage sombre et à la dentition incomplète la lorgne de l’intérieur. Il porte un collier de perles noué autour du cou.
Baisser la tête, lever les poings. Ne pas s’arrêter. Son cul tremble : un appel sur son palmeur, qu’elle a accroché à sa ceinture. Pas un appel vocal, vidéo ou textuel : un transfert de données direct. Puis la Mercedes accélère et en la dépassant, le chauffeur agite son palmeur dans sa direction avec un signe OK. Il réinsère l’automobile noire dans la circulation entre un bus municipal et un camion-citerne d’eau sous escorte militaire.
Nadja veut s’écrouler dans la fraîcheur de la piscine de l’Imperial, mais son mystérieux message l’intrigue. C’est un fichier vidéo. Son instinct de journaliste lui souffle la prudence. Elle emporte le palmeur dans une cabine de douche et lance la vidéo. N.K. Jîvanjî est assis dans un lumineux et spacieux pavillon de kalamkaris aux motifs superbes. La toile enfle doucement, comme enceinte. N.K. Jîvanjî lui adresse un namasté.
« Madame Askarzadah, bonjour à vous. Je suppose que mes agents vous remettront ce message en début de matinée. J’espère que votre jogging vous a fait du bien, je pense sincèrement qu’il n’y a pas de meilleur moyen de commencer la journée qu’un peu d’exercice. J’aimerais pouvoir dire que je continue à accueillir chaque aube par le suryâ namaskâr, mais, hélas, les années… Bref, mes félicitations pour ce que vous avez fait de mes dernières informations. Vous avez dépassé mes attentes, je suis vraiment, vraiment ravi. J’ai par conséquent décidé de vous confier d’autres données privilégiées. Vous les récupérerez de mon employé ce soir à minuit, à l’adresse qui va s’afficher sur votre écran. Ces informations-là seront extrêmement sensibles, je ne pense pas exagérer en affirmant qu’elles vont changer la politique de la nation. Je réitère et amplifie tous mes avertissements précédents. Une fois encore, je ne doute pas que nous puissions compter sur vous. Merci, que Dieu vous bénisse. »
Nadja Askarzadah connaît l’adresse. Elle prend soin d’enfermer son palmeur dans sa chambre avant de rejoindre ses copines de marche qui s’éclaboussent dans l’eau bleue de la piscine.
Allez un jour à un endroit et vous y retournerez plus tôt que vous ne le pensez. Il règne dans le club un bruit agressif. Les gradins en bois de récupération sont bondés d’hommes qui agitent des tickets de paris et beuglent en direction du sable éclaboussé de sang. Beaucoup portent un uniforme. Toute guerre est un pari. Se conformant aux instructions qui figurent sur son palmeur, Nadja Askarzadah descend les marches jusque dans l’arène. Le bruit ainsi que la puanteur de la sueur, de la bière renversée et du parfum oxydé lui coupent le souffle. Elle se fraie un chemin entre les corps qui crient et gesticulent. Dans la forêt de mains, elle aperçoit les microsabres de combat brandis par leurs propriétaires qui défilent autour de l’arène de sable. Elle repense à ce joli garçon sauvage qui avait attiré son attention lors de sa première visite. Puis les félins descendent, leurs propriétaires plongent par-dessus le rebord de l’arène et la foule se dresse avec un rugissement qui ressemble à un hymne. Nadja joue des coudes jusqu’aux box des sattâs. Les bookmakers l’évaluent du regard derrière leurs lunettes rondes couleur lilas. Une grosse femme lui fait signe.
« Asseyez-vous, ici, près de moi. »
Nadja s’insère à côté d’elle sur le banc. Ses vêtements sentent l’ail et le ghî brûlés.
« Vous avez quelque chose pour moi ? »
La femme-sattâ l’ignore, occupée par son registre. Son assistant, un vieillard mince, tire les billets à lui et envoie des tickets de paris glisser sur le bureau de bois poli. L’aboyeur quitte d’un bond sa chaise haute pour se précipiter dans l’arène annoncer le combat suivant. Ce soir-là, il est habillé en pierrot.
« Non, mais moi, oui », dit soudain tout près une voix dans son dos. Elle se retourne. L’homme se penche par-dessus le dossier du banc. Il est vêtu de cuir noir, dont Nadja sent l’odeur, sensuelle, fumée. Le garçon sauvage de la Mercedes se tient à ses côtés, même tee-shirt, même grand sourire, même collier de perles. L’homme tend une enveloppe A4 en papier kraft. « Pour vous. » Il a des yeux sombres et liquides, aussi adorables que ceux d’une fille. On n’oublie pas de tels yeux, et Nadja sait les avoir déjà vus. Elle hésite toutefois à prendre l’enveloppe.
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