« M. Faraji. » La voix de Nîtîsh Nâth, aiguë et pure, tranche dans la musique. « Et ce garçon est… ?
— Mon secrétaire particulier.
— Je vois. »
Shiv sent la sueur perler sous son cuir. Chaque mot, nuance, intonation ou alignement musculaire est lu et analysé. Il sent à nouveau cette odeur. Il ignore si elle existe vraiment ou seulement dans son imagination, mais au voisinage de brâhmanes, il sent toujours la fausseté, les gènes qui ont mal tourné. Ils n’ont pas une odeur d’humains.
« Et la… femme ?
— Personne. Juste quelqu’un que j’ai rencontré. Elle n’est rien.
— Très bien. Venez avec moi, je vous prie. »
Il y a un niveau au sommet de tous les autres, une minuscule cage de grillage de construction suspendue à la grue principale. Shiv, Yogendra et Nîtîsh Nâth s’y glissent comme des quartiers dans la peau d’une orange. Tous les bavardages, les échos, les bruissements de corps en train de danser en silence sur leurs plates-formes échelonnées disparaissent avec une telle brutalité que Shiv ressent leur absence comme une douleur aiguë.
« Cet endroit est équipé d’un champ de silence », explique Nîtîsh Nâth. Sa voix, amortie, donne l’impression à Shiv qu’il lui parle dans son tympan. « Astucieux, hein ? Très utile pour les affaires confidentielles. Jusqu’ici, nous sommes satisfaits de votre prestation, monsieur Faraji. Vos valeurs professionnelles sont rafraîchissantes. On vous a laissé entendre que si votre travail nous satisfaisait, nous vous confierions d’autres missions. Nous aimerions vous proposer un nouveau contrat. Ce sera dangereux. Il est fort possible que vous vous fassiez tuer. En échange, nous épongerons vos dettes auprès des Dawûd. Leurs machines ne viendront plus vous rendre visite. Nous ajouterons une somme suffisante pour vous établir dans cette ville, ou dans une autre.
— En quoi consiste le boulot ?
— En une extraction, monsieur Faraji. Bon, un peu de contexte. Cela ne vous dira rien, mais on ne pourra pas nous reprocher de vous avoir caché certains détails. Depuis quelque temps, le gouvernement des États-Unis sous-traite du calcul informatique lié au renseignement, calcul qu’il ne peut effectuer du fait de ses propres lois Hamilton. Il utilise systématiquement des paradis de données dans des pays qui, n’ayant pas signé l’accord international, ont accès à des intelligences artificielles de haut niveau. Vous savez ce que signifie Génération deux et demie ?
— Un ordinateur qu’on n’arrive à distinguer qu’une fois sur quatre d’un être humain.
— C’est un bon résumé. La loi interdit tout ce qui dépasse 2,5. Tout ce qui ne dépasse pas ce niveau doit obtenir une autorisation. Le Bhârat fait partie des pays non signataires, mais impose une licence pour tout ce qui va jusqu’à 2,75, cela pour préserver sa position dominante dans le marché des médias avec Town and Country et équivalents. Notre client a établi qu’un sundarban bhâratî effectue un travail de déchiffrement pour les États-Unis… La NASA, le Pentagone et la CIA sont tous impliqués, ce qui sort de l’ordinaire, mais donne une idée de l’importance de ce décodage. Notre client veut la clé de décryptage.
— Qu’attendez-vous au juste de moi ? » demande Shiv. Le champ de silence lui fait mal aux molaires. Nîtîsh Nâth tape ses petites mains replètes l’une contre l’autre.
« Quel professionnalisme ! La mission comporte deux parties. La première consiste à découvrir quel sundarban s’occupe du décryptage. La seconde à l’infiltrer et lui voler la clé. Nous savons que cet homme est arrivé au Bhârat il y a trois semaines. » Nîtîsh Nâth lève la main. Il porte un gant-palmeur, sur lequel une vidéo montre un Occidental barbu dans ces vêtements amples qu’ils portent et ne leur vont jamais. On l’a filmé en train de descendre d’un phut-phut puis de regarder à gauche et à droite avant de fendre la foule en direction d’un bar de Kâshî. La séquence reprend au début. « Il s’appelle Hayman Dane, c’est un Américain, un spécialiste free-lance de la cryptographie. »
Shiv observe attentivement l’homme gras. « À mon avis, ce type va souffrir. » Nîtîsh Nâth glousse. Ce n’est pas un bruit que Shiv souhaite réentendre un jour.
« Une fois que vous aurez le lieu et un plan pour la manière de procéder à l’extraction, notre client couvrira vos dépenses légitimes, en supplément de notre généreuse rémunération forfaitaire. Pouvons-nous partir d’ici, maintenant ? Votre odeur corporelle commence à m’indisposer. »
Le champ de silence disparaît. Construxx Août 2047 implose sur Shiv. Cela lui semble frais, agile, aéré, propre. Shiv suit Nîtîsh Nâth dans l’escalier raide jusqu’à la zone VIP.
« J’ai une liberté d’action complète ?
— Oui. Rien ne pourra vous relier à nous ou à notre client. Il nous faut votre décision, maintenant. »
Elle est déjà toute prise.
« Je le ferai.
— Bien, bien, bien ! » Nîtîsh Nâth s’arrête au pied des marches pour fourrer sa petite main lisse dans celle de Shiv. Ce dernier refrène un mouvement de recul. La main du brahmane lui semble morte. Il revoit un cadavre de femme sortir d’un plastique noir dans le fleuve noir. « Chunni ! M. Faraji est notre associé ! »
Chunni Nâth est au moins deux fois plus petite que Shiv, mais quand elle lève les yeux vers les siens, la peur lui picote les couilles. Elle a le regard comme deux billes de plomb.
« Vous êtes notre associé. Bien. » Elle fait durer le mot comme on file du coton. « Mais êtes-vous un des nôtres, monsieur Faraji ? » Son frère sourit.
« Je m’excuse, madame Nâth, je ne comprends pas.
— Autrement dit, vous avez montré votre valeur dans de petites choses, mais n’importe quel gunda des rues peut en faire autant.
— Je ne suis pas un gunda des rues…» Le bleu tremblote au fond du puits de danse.
« Prouvez-le, dans ce cas, monsieur Faraji. » Elle regarde son frère. Shiv sent la main de Yogendra sur sa manche. « Cette fille avec laquelle vous êtes venu, celle que vous avez fait monter ici. Je crois vous avoir entendu dire que vous l’aviez rencontrée au bar.
— C’est juste quelqu’un que j’ai rencontré, elle voulait voir la zone VIP.
— Selon vos propres mots : elle n’est rien.
— Oui, j’ai dit ça.
— Bien. Jetez-la par-dessus la balustrade, je vous prie. »
Ces choses folles qui ne peuvent avoir été dites donnent envie de rire à Shiv, d’un grand glapissement mi-rire mi-toux de la taille et de la forme de cette salle souterraine.
« On a investi une grande confiance en vous, monsieur Faraji. Le moins qu’on puisse vous demander est une preuve de loyauté. »
Le rire s’étouffe dans sa gorge. La plate-forme est haute, froide, terriblement fragile au-dessus d’un vaste abîme. Les lumières semblent épileptiques.
« Vous plaisantez. Vous êtes fous, vraiment. Elle m’a dit que vous étiez des tarés, que vous aimiez faire des trucs, jouer à des jeux de dingues.
— Raison de plus. Nous ne tolérons pas les insultes, monsieur Faraji. C’est autant un test pour nous que pour vous. Nous faites-vous confiance quand nous vous affirmons que vous pouvez faire cette chose sous nos yeux sans jamais être inquiété ensuite ? »
Ce serait facile. Elle se tient près du garde-fou, d’où elle lui jette un coup d’œil, ainsi qu’aux super-riches présents sur la plate-forme. Les Kundâ Khâdar l’ont détendue. Un crochet du pied, une poussée, et elle basculerait par-dessus la rambarde métallique. Mais il ne peut pas. Il est vendeur de pièces détachées, dealer, boucher, jeteur de cadavres au fleuve, mais pas tueur. Et il est mort, maintenant. Autant monter lui-même sur cette balustrade, tendre les bras et sauter.
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