Le présentateur chauffe lentement les spectateurs, maintenant. Ceux sur ma droite, tapez des mains. Sur ma gauche, sifflez bien fort avec deux doigts dans la bouche. Au balcon, poussez des hurlements titanesques. Appelez… M… Vishram ! Raaaaayyy ! Et il quitte les starting-blocks, il fonce vers la scène illuminée, les rugissements de la foule et sa maîtresse métallique, le mince corps d’acier du microphone.
Son œil de fête aperçoit la fille qui laisse son manteau à l’entrée du club. Je vais tenter le coup avec elle, décide Vishram. Comportement de suricate. La tête droite, regard à gauche à droite, partout. Elle se dirige vers le bar en contournant la pièce dans le sens des aiguilles d’une montre. Il fait de même dans l’autre sens, la pistant dans la jungle des corps. Elle a une bande d’amies, la professionnelle effrayante, la copine bien dans son corps mais essayez d’y toucher pour voir, la courtaude qui s’accommode de tout. Il peut l’en isoler, l’écarter de ce troupeau. Vishram cale son pas pour arriver au bar un quart de seconde avant elle. La barmaid les regarde l’un et l’autre.
« Oh, désolé, après toi, crie Vishram.
— Non, tu étais là…
— Non non, je t’en prie…»
Accent de Glasgow. Toujours bon de faire dans l’indigène. Elle porte un haut décolleté et un pantalon à taille si basse qu’il voit les courbes jumelles de son joli fessier quand elle se penche sur le bar pour hurler sa commande.
« Laisse, c’est pour moi. » À la barmaid : « Rajoutez un black dog à la vodka.
— C’est nous qui devrions t’offrir à boire…», lui crie-t-elle à l’oreille. Il secoue la tête et hasarde un coup d’œil vers ses potes pour voir s’ils regardent. C’est le cas.
« Ma tournée. Je suis en fonds. »
Les bouteilles arrivent. Elle les fait passer à ses copines, rassemblées derrière elle, et trinque avec lui.
« Félicitations. Donc, c’est toi qui as gagné ?
— Le droit de participer à la finale à Édimbourg, oui. Après ça, célébrité, fortune, mon propre sitcom…» C’est le bon moment pour la manœuvre no 1. « Écoute, je ne m’entends pas penser, j’arrive encore moins à essayer de me montrer spirituel et pétillant. On peut s’éloigner des baffles ? »
Le coin près du distributeur de cigarettes, sous le balcon : guère moins bruyant que le reste de la fête, mais sombre et à l’écart de ses amies.
« J’ai voté pour toi, révèle-t-elle.
— Merci. Je te dois ce verre, alors. Excuse-moi, je n’ai pas saisi ton nom.
— Je ne l’ai pas lâché. Anye.
— Anye, voilà qui sonne…
— Très nom qui se termine par “gal”.
— Voilà, gaélique genre “gal”.
— Grâce à mes parents, très gal-gal tous les deux. Tu sais quoi, je trouve que l’Écosse et le Bhârat ont beaucoup de points communs. En tant que nouvelles nations et tout.
— Je continue à penser qu’on vous bat sur le plan de la bonne vieille violence religieuse.
— On voit que tu n’as jamais assisté à un derby entre les deux équipes de foot de Glasgow. »
Tout en l’écoutant, Vishram s’est déplacé pour lui fermer l’accès à la piste de danse et à ses amies. Ayant achevé la manœuvre no 2, l’isolation, il passe à la no 3. Il fait semblant de reconnaître la musique.
« J’aime bien cette chanson. » Il la déteste, mais c’est un bon 115 bien carré. « Une p’tite danse, ça te dit ?
— Un max », répond-elle en sortant du coin pour s’approcher de lui avec une petite lueur dans l’œil. Les cinq danses réglementaires plus tard, il a appris qu’elle étudiait le droit à l’université de Glasgow, qu’elle travaillait au Scottish National Party, qu’elle aimait la montagne, les nouvelles nations, sortir avec les copines et rentrer sans elles. Vishram Ray trouve cela impeccable, aussi lui offre-t-il un nouveau verre – ses copines se sont repliées en un groupe maussade au bout du bar, près des toilettes pour femmes –, vide le sien cul sec et entraîne la fille dans deux autres danses. Elle bouge avec lourdeur mais enthousiasme, en de grands mouvements de membres. Il les aime substantielles. Au moment de la partie mid-tempo du morceau, sa poche revolver se met à l’appeler par son nom. Il l’ignore.
« Tu ne réponds pas ? »
Il sort son palmeur en espérant que ce sera quelqu’un voulant lui parler de comédie. Mais non. Vishram , c’est Shâstrî. Pas maintenant, vieux domestique. Surtout pas maintenant.
Mais la fête commence à l’ennuyer. Il passe à la manœuvre no 4.
« Tu veux rester ici, ou on va ailleurs ?
— Je ne suis pas difficile. »
Bonne réponse.
« Ça te dit, un p’tit café chez moi ?
— Oui, ça me va. »
Dehors, sur Byres Road, il reste un peu de l’heure bleue au-dessus des toits. La lueur des phares des voitures semble peu naturelle, théâtrale, une scène tournée en nuit américaine. Le taxi avance à vitesse réduite dans un crépuscule de minuit. Anye est assise tout près de Vishram sur la grande banquette en cuir. Il insinue la main. Elle se recule afin d’ouvrir le devant de son taille-basse. Il écarte l’élastique du slip. Manœuvre no 5.
« L’humoriste », dit-elle en guidant ses doigts.
La pierre dorée des immeubles semble luire dans la pénombre. Vishram sent sur son visage la chaleur emmagasinée par la maçonnerie. Une odeur d’herbe coupée monte encore du parc.
« C’est chouette, dit Anye. Cher. »
Vishram a toujours la main dans la culotte de la jeune femme et, de son doigt brûlant, guide cette dernière jusqu’en haut des marches. Il sent dans son entrejambe, dans sa respiration, dans les muscles de son ventre qu’il va prendre brutalement Anye nue à même le parquet. Il va découvrir les bruits qu’elle fait. Voir la saleté dans sa tête, les choses qu’elle veut qu’un autre corps lui fasse. Dans sa précipitation et son désir, Vishram manque trébucher sur le seuil et son pied envoie valser dans le hall l’objet qui l’attend là. Il pense à l’y laisser. Les lumières automatiques révèlent le logo vert et chrome de la Compagnie.
« Juste une toute petite seconde. »
Déjà sa proto-bandaison diminue.
L’enveloppe en plastique de courrier prioritaire est adressée à Vishram Ray, Appartement 1a, 22 Kelvingrove Terrace, Glasgow, Écosse. Dégoûté, dégrisé et plus du tout excité, Vishram l’ouvre. Elle contient deux objets : une lettre de Shâstrî le domestique ridé, et un aller simple Glasgow-Vârânacî via Heathrow, en première classe.
Il avait commencé à baratiner la femme en très bon tailleur dans le salon de la BhâratAir Râja Class parce qu’il planait toujours à cause de sa victoire et de la boisson, mais surtout par frustration sexuelle.
À l’arrivée de la limousine, il fermait le sac dans lequel il venait de fourrer son nécessaire de voyage. Il avait proposé à Anye de la raccompagner. Elle lui avait décoché un regard glacial de bonne gaélique activiste du SNP.
« Désolé, une affaire de famille. »
Elle semblait avoir très froid, avec ce pantalon et autant de peau dénudée, dans la lumière qui précédait une aube de début août à Glasgow. Vishram arriva à l’embarquement avec dix minutes à tuer. Il était le seul à l’avant lors du bref vol par navette aérienne jusqu’à Londres. Un peu étourdi par la rapidité de tout cela, il descendit de la passerelle et gagna aussitôt le salon de première classe, bien décidé à boire une vodka. Une douche, un coup de rasoir, des vêtements propres et un peu de vodka polonaise lui permirent de redevenir Vishram Ray. Il se sentit assez bien pour essayer d’attirer dans une conversation désinvolte cette femme vêtue d’un tailleur confortable-pour-voyager. Juste histoire de passer le temps. Reptile de salon.
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