Elle s’appelle Marianna Fusco. Elle est avocate d’entreprise.
On l’envoie à Vâranasî s’occuper d’un problème complexe de fidéicommis.
« Moi, je suis juste le mouton noir, le bouffon de la cour. Le frère cadet envoyé en Angleterre étudier le droit dans une bonne université, sauf qu’il se retrouve en Écosse à vouloir devenir un de ces humoristes qui se produisent seuls sur scène. Le stand-up est la forme d’art la plus élevée qui soit, entre parenthèses. Et pas très différente du droit, j’imagine. Vous et moi sommes des créatures de l’arène. »
Elle ne réagit pas sur ce point, mais demande :
« Combien de frères ?
— Grand ours, moyen ours.
— Pas de sœurs ?
— Il n’y a pas beaucoup de sœurs à Vârânacî, du moins pour ce que j’en connais.
— J’en ai entendu parler, dit-elle en se tournant plus confortablement vers lui sur le canapé en cuir. À quoi ressemble une société où il y a quatre fois plus d’hommes que de femmes ?
— À une société qui manque d’avocates, dit Vishram en se laissant aller sur le cuir craquant. De femmes exerçant un métier.
— Il faudra que je me souvienne de pousser mes avantages. Je vous offre une autre vodka ? Le vol sera long. »
Peu après la troisième, l’embarquement commence. Le siège de Vishram peut prendre une vraie position allongée. Après des années de classe économique, il n’en revient pas d’avoir autant de place pour les jambes. Il s’amuse tellement avec les boutons et les gadgets qu’il ne remarque pas tout de suite la passagère qui boucle sa ceinture à côté de lui.
« Eh bien, salut, vous parlez d’une coïncidence ! dit-il.
— Ce n’en est pas une », répond-elle en ôtant sa veste. Elle a des bras bien fermes sous son haut en stretch à brocart.
On leur sert leur premier armagnac au-dessus de la Belgique, alors que l’hypersonique monte en flèche vers son altitude de croisière, à trente-trois mille pieds. Vishram n’avait jamais envisagé de boire cela. Il carbure à la vodka. Il estime néanmoins que l’armagnac convient assez bien au rôle qu’il joue pour le moment. Marianna Fusco et lui traversent le ciel indigo en discutant de leur enfance, elle dans une grande famille élargie par les mariages et remariages – et qu’elle appelle sa constellation familiale –, lui dans la bourgeoisie patriarcale de Vârânacî. Elle trouve la stratification sociale émergente aussi horrible que fascinante, comme tous les Anglais. C’est ce qu’ils ont toujours aimé dans la culture et la littérature indiennes. La culpabilité et l’émotion que procure un système de classes sociales vraiment bon.
« Je viens d’une famille plutôt aisée. » Insiste. « Mais pas brâhmane. Genre avec un grand B, je veux dire. Mon père est kshatriya, assez dévot à sa manière. Toucher à l’ADN serait blasphématoire. »
Après deux autres armagnacs, la conversation se tarit et cède la place au sommeil. Voluptueusement allongé dans son fauteuil, Vishram remonte sa couverture de compagnie aérienne sur ses épaules en imaginant le froid de la stratosphère derrière la paroi de nanocarbone. Marianna bouge contre lui sous sa propre couverture. Elle est chaude, beaucoup trop près, et respire au même rythme que lui.
Manœuvre no 6. Quelque part au-dessus de l’Iran, il pose la main sur un sein. Elle remue contre lui. Ils s’embrassent. Langues saveur armagnac. Elle se rapproche en se tortillant. Il fait glisser ses seins hors du haut blanc en stretch. Marianna Fusco a de grandes aréoles aux pores hérissés, des mamelons comme de petits obus. Elle soulève sa jupe confortable mais stricte alors que l’hypersonique atteint Mach 3,6. Il lèche et essaye de se glisser, mais Marianna Fusco l’intercepte et guide son doigt vers cet autre trou grivois. Elle lâche un petit soupir, s’empale sur son doigt et dégrafe habilement Vishram Ray, dont la queue épaisse jaillit dans l’espace séparant les fauteuils. Marianna Fusco lui frotte le gland avec le pouce. Vishram lui caresse le clitoris en s’efforçant que l’hôtesse n’entende rien.
« Merde, murmure Marianna. Tourne-le. Tourne-le, bordel. »
Elle passe une jambe par-dessus et s’enfonce encore davantage sur son doigt. Sûtra à trente-trois mille mètres. À un quart de l’altitude orbitale, Vishram Ray jouit avec soin dans une serviette de la classe Râja de la BhâratAir. Un oreiller de compagnie aérienne à moitié enfoncé dans la bouche, Marianna Fusco produit de minuscules hurlements/gémissements étouffés. Vishram se recule, conscient du moindre centimètre d’altitude sous son corps. Il vient d’accéder au club le plus fermé de la planète, le club de ceux qui s’Envoient en l’Air à Vingt-Cinq-Miles d’Altitude.
Ils se nettoient aux toilettes, chacun de son côté, sans pouvoir s’empêcher de glousser à chaque coup d’œil sur l’autre. Ils arrangent leurs tenues et regagnent discrètement leurs places. Peu après, ils sentent l’avion-fusée modifier son assiette pour plonger comme un météore en feu vers la plaine indo-gangétique.
Il l’attend après avoir passé la douane. Il admire la coupe de ses vêtements, la manière dont sa haute taille et ses manières assurées la distinguent des Bhâratîs. Il sait qu’il n’y aura ni coup de fil, ni courrier électronique, ni deuxième fois. Une liaison professionnelle.
« Je vous dépose ? propose-t-il à Marianna Fusco. Mon père m’aura envoyé une voiture… c’est nul, je sais, mais il est vieux jeu sur ce genre de choses. Aucun problème pour vous poser à l’hôtel.
— Merci. La station de taxis ne me dit rien. »
La limousine est facile à repérer, avec ses petits fanions de la compagnie Ray Power sur les ailes. Sans hésiter, le chauffeur prend le sac de Marianna Fusco, le range dans le coffre et chasse une petite troupe de mendiants et de badmashs. Les quelques secondes de canicule entre l’aéroport et l’automobile climatisée assomment Vishram. Il a trop longtemps vécu dans un climat froid. Il a aussi oublié l’odeur, comme des cendres de roses. Le chauffeur s’introduit dans la muraille de couleur et de bruit. Vishram sent la chaleur, la moiteur des corps, la suie d’hydrocarbure graisseuse sur la vitre. Les gens. La coulée infinie des visages. Les corps. Il découvre une nouvelle émotion. Elle a la familiarité cafardeuse des souvenirs liés au mal du pays, mais s’exprime par la saleté repoussante et terriblement ordinaire de la foule qui se presse sous ces boulevards. Le mal nauséeux du pays. L’horreur nostalgique.
« On n’est pas loin du rond-point Sarkhand, je crois ? demande Vishram en hindî. J’aimerais le voir. »
Le chauffeur hoche la tête et prend la première à droite.
« Où allons-nous ? se renseigne Marianna Fusco.
— À un endroit dont vous pourrez parler à votre constellation familiale », répond Vishram.
Des barrages de police bloquent la route principale, obligeant le chauffeur à emprunter un itinéraire de sa connaissance par des petites rues d’une étroitesse intestinale, ce qui les conduit droit dans une émeute. Il écrase les freins. Un jeune homme bascule sur le capot. Plus secoué que blessé, le post-adolescent potelé à la petite moustache dévote se relève, mais l’impact a fait tanguer l’automobile et ses passagers. Aussitôt, la foule se désintéresse de la statue tape-à-l’œil de Hanumân sous sa chhatrî de béton pour fixer son attention sur la voiture. Des mains tambourinent sur le capot, le toit, les portes. On secoue la limousine sur ses amortisseurs. La foule voit une grosse Mercedes avec des vitres teintées et des fanions d’entreprise, une alliée des forces voulant démolir leur endroit sacré pour le transformer en station de métro.
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