« Sacrément atroce, hein ? dit Tranh. Bois, très cher. Tiens. » Eil tape sur le bar. « Assez de cette pisse de Non-Russian. Donnez-moi du gin. Ginto, deux. Tchin-tchin. » Après l’écœurant et spectaculaire cocktail maison, le verre transparent avec le zeste de citron est très bon, très pur et très froid : Tal sent comme un feu glacé remonter à toute vitesse sa colonne vertébrale pour lui arriver droit dans le cerveau.
« Une boisson épatante, s’exclame Tranh. Elle a construit le Râj, vraiment. Toute cette quinine ! Hé ! » Il interpellait l’avatar de bar. « Wallah comédien ! Deux autres !
— Vraiment, je ne devrais pas, je travaille demain matin et je ne sais même pas comment je vais rentrer », dit Tal, mais le neutre lui glisse le verre brillant de rosée dans la main, la musique adopte ce rythme parfait, une bourrasque de vent traverse le temple délabré, attirant flammes et ombres dans son sillage, et à son passage tout le monde lève les yeux en se demandant s’il ne s’agirait pas de la première caresse de la mousson. Elle glisse une touche de folie dans cette fête atroce, et après elle Tal a l’impression que la tête lui tourne, qu’eil regorge de paroles et de vie, qu’il est merveilleux de se retrouver dans une nouvelle ville, avec un nouveau boulot, dans l’œil du vortex social en compagnie d’un splendide petit neutre à la peau brune.
Tout se déroule ensuite comme de la calligraphie sous la pluie. Tal se retrouve à évoluer sur la piste de danse sans se souvenir de la manière dont eil s’y est rendu, entouré de gens davantage occupés à regarder qu’à danser, en fait, personne ne danse, à part Tal, qui le fait merveilleusement, sans faux pas, comme si tout le vent qui traversait le temple se rassemblait en un seul endroit et une seule agitation, comme d’inhabituels gintos, comme la lumière, comme la nuit, comme la tentation, comme un laser braqué sur Tranh, l’illuminant sans éclairer personne d’autre, disant je veux j’ai besoin je vais, allez viens , faisant signe, viens donc , attirant Tranh, pas à pas, Tranh qui secoue la tête en souriant, je ne fais pas ce sacré genre de trucs, très cher , mais se laisse attirer dans le cercle par ce jeu de shakti et purusha jusqu’à ce que Tal voie Tranh frissonner, comme si quelque chose était sorti de la nuit pour passer dans son corps, quelque chose d’abandonné et de possessif, et Tranh sourit d’un petit sourire dément, et eils se rencontrent dans le cercle de musique, un chasseur et la chose qu’eil chasse et tout le monde les regarde et du coin de l’œil, Tal voit YOULI, l’étoile la plus brillante au firmament, s’éloigner avec son entourage. Éclipsé.
Tous les néomédias s’attendent à ce qu’eils s’embrassent, pour compléter le tableau, mais malgré le foisonnement de sculptures érotiques sur chaque colonne et rempart, eils sont des neutres d’Inde, pour qui ni l’endroit ni le moment ne sont ceux du baiser.
Puis les voilà dans un taxi et Tal ne sait ni où ni comment mais il règne une obscurité complète, la musique lui résonne encore aux oreilles et sa tête pulse à cause des gintos, et tout devient de plus en plus morcelé et discontinu. Tal sait désormais ce qu’eil veut. Eil sait ce qui va se passer. Cette certitude lui semble une vibration sourde et cramoisie dans son bas-ventre.
Sur la banquette arrière du phut-phut bringuebalant, Tal laisse son avant-bras retomber, la tendre face interne vers le haut, sur la cuisse de Tranh. Après un instant d’hésitation, les doigts de Tranh caressent sa peau sensible et glabre, dénichent les boutons du système de contrôle hormonal enfouis sous la peau et entrent délicatement les codes d’excitation. Presque aussitôt, Tal sent son cœur accélérer, sa respiration hésiter, son visage rougir. Le sexe joue de son corps comme d’un sitar, chaque corde et organe résonnant dans son harmonique. Tranh offre son propre bras à Tal, qui manipule les contrôles subdermiques, aussi minuscules et aussi sensibles que de la chair de poule. Eil sent Tranh se raidir sous la décharge hormonale. Les deux neutres se tiennent côte à côte à l’arrière du taxi cahotant, sans se toucher, mais frissonnant de désir et incapables de parler.
L’hôtel, confortable, anonyme, d’une discrétion internationale, jouxte l’aéroport. Morte d’ennui, la réceptionniste lève à peine les yeux de son magazine romantique. Le portier de nuit remue, puis identifie ces clients et se dissimule derrière le résumé télévisé des matches de cricket. Un ascenseur de verre les hisse le long du bâtiment jusqu’au quinzième étage, les lumières bien ordonnées de l’aéroport s’étalant encore davantage autour d’eils, comme des jupes constellées de joyaux. Le ciel délire d’étoiles et de feux de position, ceux des transports de troupes venant soutenir l’état de vigilance renforcée. Ce soir, tout tremble dans les cieux et sur la terre.
Eils s’écroulent dans la chambre. Tranh tend la main vers Tal, qui, par jeu, se dérobe. Il y a une chose indispensable à faire. Tal repère le contrôle de la chambre, branche une puce dessus. MIX DE BAISE. Nina Chandra se met à jouer et Tal oscille, ferme les yeux, fond. Tranh s’avance, bouge au rythme de la musique, quitte ses chaussures, laisse tomber son manteau blanc immaculé, son costume en lin, ses sous-vêtements à résille de Grande Marque. Eil tend les bras. Tal promène ses doigts sur le contrôle d’orgasme.
Tout est bande-son.
Le spectre des gintos sur le départ réveille Tal qu’il expédie dans la salle de bains à la recherche d’eau. Eil regarde, encore ivre, étourdi par ce qui s’est passé, le flot interminable que délivre le mitigeur. Une lumière grise annonciatrice de l’aube flotte dans la pièce. Tranh semble si petit et si fragile sur le lit. Il y a sans arrêt des avions. Quelque chose dans ces lumières matinales souligne toutes les cicatrices chirurgicales du corps de Tranh. Tal secoue la tête, en proie à une soudaine et impérieuse envie de pleurer, mais se recouche près de Tranh puis frissonne en sentant l’autre neutre bouger dans son sommeil et lui passer un bras autour de la taille. Tal dort, ne s’éveille que lorsqu’une femme frappe à la porte pour savoir si elle peut faire la chambre. Il est dix heures. Tal souffre d’une méchante gueule de bois. Tranh est parti. Ses habits, ses chaussures, ses sous-vêtements déchirés. Ses gants. Disparus. Il ne reste qu’une carte, avec un nom de rue, une adresse et deux mots : hors ghetto.
Le présentateur a réussi à faire vraiment rire le public, maintenant. En bas, dans la loge, Vishram le sent comme des vagues sur un rivage. Un rire profond. Un rire incontrôlable, un fou rire douloureux. Le meilleur bruit au monde. Garde ce rire pour moi, public. On reconnaît l’origine des spectateurs à leur rire. Il y a ceux fins du Sud, ceux plats des Midlands, ceux sonores comme des cantiques qui viennent des îles tout là-haut, mais celui-là est un bon rire de Glasgow. Un rire collectif local. Vishram Ray tape des pieds, gonfle les joues et lit les critiques de presse jaunies punaisées au mur. Il est à ça d’une cigarette.
Tu connais ton numéro. Tu peux le faire à l’endroit, à l’envers, en anglais, en hindî, sur la tête et déguisé en salade. Tu connais les accroches et les structures, tu as tes trois références à l’actualité, tu sais où tu peux improviser puis prendre une bretelle d’accès sans changer de vitesse. Tu peux d’un mot rabattre son caquet à un perturbateur. Ils riraient même avec une mégère au micro, ce soir, alors pourquoi cette impression de te faire lentement arracher les tripes par un poing enfoncé dans ton cul ? Le public local est toujours le plus dur et ce soir, il a le pouvoir. Pouce levé ou baissé, votez avec le gosier dans l’épreuve éliminatoire du concours Drôlement Drôle pour Glasgow et sa région. C’est le premier obstacle à franchir pour arriver à se produire au festival d’Édimbourg et peut-être y décrocher le prix de la découverte comique, mais c’est au premier qu’on trébuche.
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