« Rien de plus normal pour Asthma Man. »
Tous deux se dirigent vers les lumières visibles entre les palmiers. Les vagues grossissent, les arbres commencent à s’agiter. Sur la galerie de l’hôtel, derrière le voile des feuilles, les lumières dansent et luisent vaguement. Dans le dos de Lull, la fête sur la plage est soudain fatiguée et en perte de vitesse. Tout ce qui semblait précieux et tonifiant avant cette fille a désormais un goût léger, vieux. Peut-être la mousson arrive-t-elle, peut-être le vent va-t-il à nouveau le pousser plus loin.
« Si vous voulez, je peux vous enseigner une technique. J’ai beaucoup souffert d’asthme, plus jeune, c’est un truc de respiration en rapport avec l’échange gazeux. Un truc plutôt simple. Je n’ai pas eu de crise depuis vingt ans, et ça vous permettra de jeter vos inhalateurs. Je pourrais vous montrer les bases, si vous passez demain…»
La fille s’arrête, y réfléchit, puis hoche la tête. Son tilak accroche une lumière quelconque.
« Merci. J’apprécierais beaucoup. »
La manière dont elle parle, si réservée, si victorienne, en portant beaucoup de soin à l’accentuation des mots.
« Très bien, vous pourrez me trouver…
— Oh, je demanderai aux dieux, ils me montreront. Ils connaissent tous les chemins. »
Thomas Lull n’a pas de réponse à cela, aussi fourre-t-il les mains au fond des poches de son baggy raccourci en disant : « Eh bien, si les dieux le permettent, je vous revois demain, donc ?
— Aj. » Elle prononce son nom à la française. Elle regarde les lumières de l’hôtel, ampoules colorées secouées par le vent qui forcit. « Je pense que ça va aller, maintenant. À demain, donc, professeur Lull. »
Tal se déplace ce soir-là dans un taxi en plastique. Le petit phut-phut en bulle cahote sur les nids-de-poule de la route de campagne, conduit avec nervosité à la lueur de son unique phare. Le chauffeur a déjà failli heurter une vache errante et une file de femmes transportant du bois de chauffage sur la tête. Des arbres d’ombrage surgissent de l’épaisse et profonde nuit rurale. Le chauffeur scrute le bord de la chaussée, à la recherche de l’embranchement. Ses instructions sont scotchées sur le tableau de bord, à un endroit où il peut les lire à la lueur des instruments. Rouler tant de kilomètres sur cette route, traverser tant de villages, deuxième à gauche après la grande publicité murale pour les sous-vêtements Rûpâ. Il n’était encore jamais sorti de la ville.
Le mix spécial de Tal diffuse des accords de Death Slav Metal superposés à de puissants rythmes anokhâs, en l’honneur de l’hôte. Quand on va voir des célébrités, il faut des mix super-spéciaux. La vie de Tal peut être racontée par une série de bandes sonores. L’aeai DJ de Tal incorpore un ensemble de rythmiques de premier plan tout en esquissant le pavillon pour le mariage de Chaula et Nadiadwala. Il se passe beaucoup de choses dans la vie des acteurs de Town and Country, en ce moment.
Une soudaine embardée jette Tal au bas de la banquette. Le phut-phut s’immobilise en bringuebalant. Tal réarrange son manteau à dispersion thermique, se renfrogne en voyant la poussière sur son pantalon de soie, puis remarque les soldats. Ils sont six à se détacher sur le camouflage de la nuit de campagne, dont un officier sikh potelé qui, la main levée, s’approche du taxi.
« Vous ne nous aviez pas vus ?
— Vous n’êtes pas faciles à repérer, répond le chauffeur.
— Aucune chance que vous ayez un permis, j’imagine ? demande le jemadar.
— Aucune, dit le chauffeur. Mon cousin…
— Vous ne savez donc pas que nous sommes en état de vigilance renforcée ? l’admoneste le militaire sikh. Les missiles lents awadhîs peuvent très bien être déjà en train de traverser le pays. Ils sont furtifs, ils peuvent se dissimuler de bien des manières.
— Pas aussi lents que cette vieille bagnole », plaisante le chauffeur. Le sikh réprime un sourire et se penche pour jeter un coup d’œil au passager. Tal coupe en hâte le bpm. Eil se tient très calme, très immobile, mais son cœur bat avec une force traîtresse.
« Et vous, monsieur ? Madame ? »
Ses soldats gloussent. Le sikh a mangé de l’oignon. Tal s’imagine déjà défaillir à cause de l’odeur et de la tension. Eil ouvre son sac à main, en extrait l’invitation épaisse aux bords festonnés de dorures. Le sikh l’inspecte comme s’il pouvait y trouver un prétexte de fouiller Tal au corps, puis la lui rend.
« Vous avez de la chance de tomber sur nous. Vous avez raté votre embranchement il y a environ deux kilomètres. Vous devez être le septième ou huitième. Bon, il faut que vous…»
Tal retrouve son souffle. Quand le chauffeur fait demi-tour, eil entend très nettement le méchant rire des soldats malgré le ronronnement du moteur à alcool.
J’espère que des missiles lents vous arrivent dessus, pense Tal.
Le temple d’Ardhanârîshvara, à moitié en ruine, se dresse au milieu des arbres sur un sentier de campagne qui s’écarte d’un coup de la route. Les organisateurs de la fête ont éclairé la zone de stationnement à l’aide de plaques biolumes. La lumière verte dessine des visages sur les troncs d’arbres, donne un air sinistre aux statues et yakshîs effondrées, enfoncées dans la terre antique. La thématique de la réception décline les oppositions polaires : shakti et purusha, énergies mâles et femelles, sattvâ et tâmas, intelligence spirituelle et matérialisme terrestre. Les citernes en forme de yonis ont été remplies au-delà du raisonnable. Tal pense à ses propres préparatifs pour la fête, une frugale toilette de chat avec une bouteille d’eau minérale réchauffée. L’eau courante manque depuis deux mois à White Fort, la gigantesque agglomération de lotissements où Tal a son deux-pièces. De jour comme de nuit, une procession de femmes et d’enfants monte et descend les escaliers devant sa porte d’entrée en transportant des récipients d’eau.
Des flammes de gaz jaillissent de gicleurs placés aux centres des citernes yonis. Pendant que le chauffeur de taxi débite sa carte, Tal examine les deux dvârapâlas gardiens du temple. La représentation d’Ardhanârîshvara, moitié homme, moitié femme, domine l’arcade en ruine. Un seul sein gonflé, un pénis en érection coupé par le milieu, un unique testicule, la courbe d’une grande lèvre, un soupçon de fente. Le torse a une largeur d’épaules masculine, une plénitude de hanches féminine, les mains sont tenues avec sensibilité en mudrâs rituelles, mais les traits sont génériques, androgynes. Sur le front, le troisième œil de Shiva est fermé. La musique résonne à l’intérieur. Tenant fermement son invitation, Tal passe entre les divinités gardiennes et accède à la fête de la saison.
Même quand eil a montré l’invitation, le service lui a répondu qu’eil l’avait contrefaite. Une telle supposition était un réflexe dans un endroit où l’on concevait les décors visuels pour les fausses vies des acteurs aeais du soapi préféré des Indiens. Tal n’y avait pas cru eil-même en trouvant dans son courrier l’épais papier gaufré couleur crème.
FASHIONSTAR PROMOTIONS,
sur mandat de MODE ASIA,
invite TAL, 27 Corridor 30, 12e étage, Appartements Indira Gandhi (comme seuls la poste, le service des impôts et les huissiers appelaient White Fort) à une
RÉCEPTION
afin de souhaiter à YOULI la bienvenue à Vârânacî pour la
SEMAINE BHÂRATÎE DE LA MODE.
LIEU : Temple d’Ardhanârîshvara, District Mirza Murad
CÉLÉBRATION : 22 coups de cloche.
NATION : NuTribe.
RSVP.
La carte paraissait chaude et douce comme de la peau. Tal l’avait montrée à Mâmâ Bhârat, sa vieille voisine de palier, une gentille veuve incarcérée par sa famille dans une prison de soie. À la manière moderne : un âge avancé indépendant. Trois mois plus tôt, lors de son emménagement, Tal était devenu la famille de Mâmâ Bhârat. Personne ne voulait parler à Tal non plus. Eil acceptait les visites quotidiennes avec châï et biscuits ainsi que le ménage bihebdomadaire sans jamais demander quel genre de parent eil représentait pour elle, fille ou fils.
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