La vieille, si vieille femme promena ses doigts sur l’invitation, la caressa en roucoulant doucement, comme avec un amant.
« Si douce, dit-elle. Si douce. Et ils seront tous comme toi ?
— Des neutres ? La plupart. Nous sommes un thème.
— Ah ! Un grand, très grand honneur, ce qu’il y a de mieux en ville, et tous les gens de la tivi. »
Oui, avait pensé Tal. Mais pourquoi celui-ci ?
Quand eil traverse le mandapa du temple, où subsistent des ombres malgré les flambeaux brandis par des avatars à quatre bras de Kâlî, Tal sent une légère appréhension le tenailler au niveau du nâdi chakra. Il y a là un Célèbre Réalisateur en train de bavarder non sans un peu d’embarras avec une Jeune Auteur Très Estimée sous une statue au saisissant caractère pornographique. Ainsi qu’une star du tennis mondial qui semble soulagée d’avoir trouvé non seulement un golfeur professionnel, mais un footballeur de la All-India League et sa radieuse épouse, ce qui leur permet de discuter de stroke-play et de handicap. Il y a là aussi M. le Promoteur de Pop Interstellaire et là , sa dernière fabrication pop, un artiste dont la première chanson prend déjà la direction des meilleures ventes dans les réservations en avant-première, tandis que la fille en jupe trop courte qui serre un peu trop fort son cocktail en riant un peu trop à gorge déployée doit être dans les relations publiques pour FASHIONSTAR PROMOTIONS. Sans oublier les trois râjas cogniciels de moins de vingt-cinq ans, les deux concepteurs de jeu crispés, le très louche Baron de Sundarbans, l’entrepreneur cyberjungle de la zone de virulence des darwinwares, solo, détendu et d’une élégance de tigre comme seul peut y parvenir un homme ayant sa propre légion pândava de gardes du corps aeais. Plus les visages trop habillés trop bavards que Tal ne reconnaît pas mais qui trahissent leurs origines de magazines de mode, les producteurs tivi quadragénaires qui ont l’air de transpirer et se montrent trop familiers entre eux, les journaleux people à la vision périphérique grand-angle activée, ainsi que les incontournables de la bonne société de Vârânacî, troublés et maussades qu’un troupeau de neutres les éclipse. Il y a même un couple de généraux, que leurs somptueux uniformes de cérémonie font ressembler à des perruches. L’armée est très très branchée, en cette époque de jeux dangereux avec l’Awadh. Sans oublier cette couvée de ce qui ressemble à des gamins boudeurs d’une dizaine d’années occupés à foudroyer tout le monde du regard par-dessus leurs verres à cocktail gyro-stabilisés : les Dorés, les fils et filles brâhmanes.
Nîta, l’assistante de son patron, Devgan, a donné une check-list à Tal. La majeure partie du service métasoap supporte mal la parfaite vacuité de Nîta, mais Tal l’aime bien. Sa banalité sincère produit d’inattendues juxtapositions zen. Elle voulait savoir ce qu’eil portait, comment eil se maquillerait, où eil boirait un verre avant d’aller en boîte et où eil irait pour l’after-party. Il faut se forcer un peu pour la plus grande, la plus tape-à-l’œil, la plus incontournable fête avec célébs de la saison. Le long de la colonnade, eil coche trente Grands Noms sur la liste de Nîta.
Deux râkshasas gardent l’entrée du sanctuaire et le bar gratuit. On passe un morceau d’Adani remixé par les Biblical Brothers. Les cimeterres s’abaissent. Ce sont des acteurs de chair et d’os, mais avec des bras inférieurs robotiques. Tal admire le maquillage corporel complet, absolument irréprochable. Ils scannent l’invitation et leurs épées se relèvent. Tal pénètre au pays des merveilles. Tous les neutres de la ville sont venus. Eil remarque que son grand manteau à dispersion optique et poil long est encore in, mais depuis quand les lunettes de ski repoussées presque sur le sommet du crâne en sont-elles devenues le complément ? Tal déteste rater une mode. Au fur et à mesure de sa progression vers le bar, les têtes se tournent, puis se rapprochent les unes des autres. Eil sent les murmures se répandre comme une vague dans son sillage : Qui est ce neutre ? Eil est nouveau, où se cachait-eil, Écarté ou Intégré ?
Je ne porte aucune attention à votre attention, s’affirme Tal. Eil est venu pour les célébrités. Prenant position à l’extrémité de la courbe lumineuse que dessine le bar en plastique, eil se met à observer. Des barmen à quatre bras agitent d’acrobatiques cocktails. Tal admire la dextérité de leurs extensions robotiques. « C’est quoi ? » demande-t-eil en désignant sur le bar un cône fluorescent de glace dorée en équilibre sur sa pointe.
« Non-Russian », répond le barman tandis que ses bras inférieurs soulèvent un autre verre qu’ils remplissent de cette glace. Tal tente une gorgée. Base vodka, complétée d’une espèce de sirop de vanille, d’un peu de jus de fruits et d’un trait de schnaps allemand à la cannelle, avec des pétales dorés qui tombent doucement dans les interstices de la glace. Le vrombissement des microgyros lui chatouille le bout des doigts.
La dynamique de la fête ouvre alors dans la foule une brèche temporaire qui lui dévoile, en lunettes de ski teintées d’or et toison d’ours polaire immaculée, LA star neutre : YOULI.
Paralysé par la présence de la vedette, Tal a la gorge serrée. Tous les raffinements et prétentions médiatiques s’envolent. Avant même de s’Écarter, Tal idolâtrait YOULI, Superstar par construction, manipulation comme les acteurs de Town and Country. Et voilà qu’eil est là, en chair et en vêtements, laissant Tal bouche bée. Il lui faut s’approcher de Youli. L’entendre rire et respirer, sentir sa chaleur. Ce soir-là, dans le temple, il n’y a que deux objets réels. Invités, neutres, serveurs, musique, tout cela est indéterminé, du domaine d’Ardhanârîshvara. Tal se tient maintenant derrière Youli, assez près pour, en tendant la main, toucher, réifier. L’angle de ses pommettes se modifie : Youli se retourne. Tal sourit, un grand sourire stupide. Oh Dieux, j’ai l’air de quelqu’un qui bave de fascination pour les stars, qu’est-ce que je vais dire ? Ardhanârîshvara, dieu du dilemme, aide-moi. Dieux, est-ce que je sens, je n’avais qu’une demi-bouteille d’eau pour ma toilette… Le regard de Youli passe sur Tal, qu’il traverse, annihile, avant de se poser sur une silhouette derrière eil. Youli sourit, ouvre les bras.
« Chéri ! »
Le mannequin passe devant Tal, vague chaude de fourrure, de bronzage doré, de pommettes acérées. L’entourage suit. Une hanche bouscule Tal, lui arrache sa boisson des mains. Le verre tombe par terre, chancelle frénétiquement avant de retrouver son équilibre et de tourner sur sa pointe. Tal reste stupéfait, aussi pétrifié que les statues sexuelles non humaines du temple.
« Oh, on dirait que tu as perdu ton verre. » La voix qui perce le mur des bavardages n’est ni masculine ni féminine. « Il ne faut pas, très cher, n’est-ce pas ? Allons, c’est une bande de salopes, frœur, et nous ne sommes que du décor. »
Eil est plus petit d’une tête que Tal, avec une peau sombre et un soupçon d’épicanthus, sans doute dû à des gènes assamais ou népalais. Son maintien dénote la fierté timide de ces peuples. Eil est vêtu d’un blanc simple hors mode, avec pour seule concession au style contemporain son crâne rasé saupoudré de mica moucheté d’or. Comme toujours avec les neutres, Tal n’arrive pas à deviner son âge.
« Tranh.
— Tal. »
Eils s’inclinent et s’embrassent. Eil a de longs doigts élégants, manucurés à la française, très différents des courts doigts potelés aux ongles rongés avec lesquels Tal tape toute la journée sur son clavier.
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