Un crissement de gravier, un mouvement sur les pelouses argentées. Râm Dâs sort des ombres projetées par les harshingars sous la lune. Vishram se fige sur son balcon. Il s’est laissé aller à une autre coutume occidentale : la nudité désinvolte. Râm Dâs s’avance sur la pelouse tondue, écarte sa dhotî et pisse à la lueur nonchalante de la lune indienne qui se prélasse sur le côté comme un ghandarva de temple. Il se rajuste, se tourne pour adresser à Vishram un lent hochement de tête, un salut, une bénédiction, et poursuit son chemin. Un paon crie.
Vishram est enfin rentré chez lui.
DEUXIÈME PARTIE
Sat Chid Ekam Brahmâ
Une demi-heure plus tôt, Vishram Ray pouvait encore se vanter de n’avoir jamais possédé de costume. Il avait toujours reconnu que cela pourrait lui être utile un jour et que ce jour-là il en aurait vraiment besoin, aussi une famille de tailleurs chinois de Vârânacî conserve-t-elle ses mensurations, son choix de tissu, coupe et doublure ainsi que deux chemises. Assis à la table en teck de la salle de conférences de Ray Power, il porte maintenant ce costume, livré trente minutes auparavant au Shanker Mahal par un coursier à bicyclette. Vishram n’avait pas fini d’en ajuster le col et les poignets quand la flottille d’automobiles s’était immobilisée au pied du perron. Il se trouve désormais au vingtième étage de la tour Ray, Vârânacî une tache brune recouverte de smog à ses pieds et le Gangâ une boucle d’argent terne au loin. Il n’y a toujours personne pour lui dire ce qu’il fiche ici.
Ces Chinois savent vraiment y faire, question tissu. Le col s’ajuste à merveille et les coutures sont à peine visibles.
Les portes de la salle de conférences s’ouvrent. Des avocats d’entreprise entrent en procession. Vishram se demande quel nom on donne à un groupe d’avocats d’entreprise. Une escroquerie ? Un enculage ? En bout de file, Marianna Fusco. Vishram Ray sent sa mâchoire inférieure se détendre d’un coup. Avant de s’asseoir en face de lui, Marianna lui adresse un minuscule sourire, très modéré par rapport à ce qu’on attendrait d’une personne avec qui a) on a eu une relation sexuelle de première classe et b) on s’est retrouvé mêlé à une émeute. Sous la table en teck, Vishram active son palmeur et tape un message à l’aveuglette.
MAIS QU’EST-CE QUE VOUS FOUTEZ LÀ ?
Le personnel ouvre maintenant les deux battants pour laisser entrer les membres du conseil d’administration.
JE VOUS AVAIS BIEN DIT QUE ÇA CONCERNAIT UNE ENTREPRISE FAMILIALE. Pour Vishram, la réponse de Marianna semble lui flotter sur la poitrine. Elle porte ce tailleur très beau et très pratique. Mais lui-même n’est pas si mal. Les banquiers et les représentants des coopératives de crédit et des grâmîns s’assoient. Les membres de ces banques de microcrédit rurales n’ont pour la plupart jamais accédé à un étage si élevé de leur vie. Alors que Vishram se sert calmement un verre d’eau de la main gauche et tape C’EST UN JEU ? de la droite, son père entre. Il porte un simple costume à col rond, sans autre concession à la mode que la longueur de sa veste, mais toutes les têtes se tournent vers lui. Son visage a une expression que Vishram n’a pas revue depuis son enfance, depuis l’époque où son père créait l’entreprise : la sérénité résolue d’un homme certain de bien agir. Il est suivi par son ombre, Shâstrî.
Ranjît Ray gagne le bout de la table. Il ne s’y installe pas. Il salue le conseil et les invités. La grande salle en bois vibre de tension. Vishram donnerait n’importe quoi pour faire une telle entrée.
« Chers collègues et partenaires, distingués invités, famille bien-aimée, commence Ranjît Ray. Merci à tous d’être venus aujourd’hui, malgré de considérables dépenses et désagréments pour la plupart. Permettez-moi tout d’abord de vous assurer que je ne vous aurais pas demandé de venir si je n’avais pas le sentiment qu’il s’agit d’une question de la plus haute importance pour l’entreprise. »
La voix de Ranjît Ray, prière grave et douce, porte jusqu’aux moindres recoins de la grande salle. Vishram ne se souvient pas avoir jamais entendu son père hausser le ton.
« J’ai soixante-huit ans, trois de plus que ce que les Occidentaux considèrent, dans leur philosophie d’entreprise, comme la fin d’une vie économiquement utile. En Inde, c’est une période de réflexion, de contemplation des autres voies qu’on aurait pu emprunter, qu’on pourrait encore emprunter. » Une gorgée d’eau.
« Pendant la dernière année de mes études d’ingénieur à l’université hindoue de Vârânacî, je me suis rendu compte que les lois de la physique s’appliquaient à celles de l’économie. Les processus physiques qui gouvernent notre planète et la vie constante sur celle-ci imposent à la croissance économique une limite aussi stricte que la vitesse de la lumière à notre connaissance de l’univers. Je me suis rendu compte que je n’étais pas seulement un ingénieur, mais un ingénieur hindou. Une fois cela compris, j’en ai conclu que si je voulais me servir de mes facultés pour aider l’Inde à devenir une nation puissante et respectée, il me fallait le faire à la manière indienne. À la manière hindoue. »
Il regarde sa femme et ses fils.
« Ma famille m’a déjà entendu de nombreuses fois raconter cette histoire, je pense qu’elle me pardonnera de l’entendre à nouveau. Je suis parti un an en pèlerinage. J’ai suivi la bhaktî et accompli la pûjâ aux sept villes saintes, je me suis baigné dans les fleuves sacrés et j’ai demandé conseil aux swâmîs et aux sâdhus. À chacun d’eux, à chaque temple et lieu saint, j’ai posé la même question. »
De quelle manière un ingénieur comme moi pourrait-il mener une vie juste ? se dit Vishram. Il a en effet entendu cette homélie un nombre incalculable de fois : comment l’ingénieur hindou s’est servi d’un crore de roupies prêté par une banque de microcrédit pour construire un générateur solaire domestique économique et sans entretien, à base de nanotubes de carbone. Cinquante millions d’exemplaires plus tard, et avec ses raffineries d’alcofuel, ses usines à biocarburant, ses fermes éoliennes et ses générateurs thermiques qui exploitent les courants océaniques, avec aussi un département de R & D poussant les esprits indiens – hindous – dans le néant de l’énergie du point zéro, Ray Power est l’une des principales entreprises du Bhârat – de l’Inde. Une entreprise qui a réussi à la manière indienne, une manière viable et respectueuse de la planète, une manière qui obéit à la roue. Une entreprise qui tourne résolument le dos au maelström des marchés internationaux. Qui engage de sensationnels nouveaux talents architecturaux indiens pour construire un siège social à base de bois et de verre, matériaux durables, et continue à accueillir des dalits dans sa salle de conférences. C’est une belle histoire, passionnante, mais l’attention de Vishram dérive vers les seins recouverts de stretch à brocart de Marianna Fusco. Un message y apparaît en un lilas effronté. ÉCOUTEZ DONC CE QUE DIT VOTRE PÈRE !
JE SUIS LE MOUTON NOIR QUI FAIT LE BÊ BÊ, réplique-t-il.
LE CALEMBOUR EST LA FORME LA PLUS BASSE DE LA COMÉDIE, attaque-t-elle.
AH PARDON, J’AI TOUJOURS CRU QUE C’ÉTAIT LE SARCASME, riposte-t-il rapidement en bleu sur le revers de son costume décidément très élégant. Ce qui lui fait presque manquer la chute.
« Et c’est pourquoi j’ai décidé qu’il était temps pour moi de me remettre à chercher la manière juste de vivre sa vie. »
Vishram Ray lève les yeux, de l’électricité dans les nerfs.
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