« Un lâkh de roupies », dit Bachchan. Après lesquelles il n’y en a pas d’autres, ni d’espoir d’en avoir d’autres. Le scribe de Bachchan recompte et enregistre la somme. Shiv s’installe à sa place près de l’arène et l’aboyeur crie duel ! duel ! La foule rugit et se lève et Shiv avec elle, se collant à la rambarde en bois pour dissimuler son érection. Puis il se retrouve à l’extérieur du grand bleu au moment où le microsabre argenté n’est plus que viande sur le sable et où le sattâ fourre dans sa sacoche en cuir les cent mille billets que Shiv lui a donnés. Il s’aperçoit que les sâdhus disent vrai : il y a une bénédiction à ne rien posséder.
Dans la voiture, il est pris de fou rire. Shiv se tape encore et encore la tête sur la vitre. Des larmes lui coulent sur le visage. Il arrive enfin à respirer. À parler.
« Emmène-moi chez Murfi », ordonne Shiv. Voilà qu’il a une faim de loup.
« Avec quoi ?
— Il y a de la monnaie dans la boîte à gants. »
Tea Lane, la ruelle du Thé, enferme ses fumées et miasmes sous le dôme de parapluies. Qui n’ont aucune utilité météorologique : Murfi prétend que le sien le protège de la lueur de la lune, qu’il trouve sinistre. Murfi prétend beaucoup de choses, en particulier sur son nom. Irlandais, affirme-t-il. Irlandais comme Sâdhu Patrick.
Tea Lane s’est développée pour servir les bâtisseurs de Rânâpur. Derrière les rangées de vendeurs de plats chauds, d’épices et de fruits, les salons de châï d’origine ouvrent leurs volets de bois sur la rue et répandent sur la route leurs tables de fer-blanc et leurs chaises pliantes. Par-dessus le léger vrombissement des réchauds à gaz et des radios à ressort diffusant Hindî Hits, des centaines de télévisions murales déversent en continu des dialogues de soapis. Dix mille calendriers de déesses de soapi sont punaisés aux murs.
Shiv se penche par la fenêtre pour compter quelques pièces de monnaie dans la main de singe de Murfi.
« Et quelques-uns de tes pakorâs-pizzas pour lui. » Shiv les apprécie autant que s’ils contenaient de la crotte de singe, mais dans l’imagination de Yogendra, ces pakorâs sont l’exemple même du casse-croûte occidental branché. « Murfijî, tu dis que tu ferais n’importe quoi en pakorâ. Essaye avec ça. »
Murfi dévisse le couvercle du thermos, écarte de la main les nuages de glace sèche et essaye de deviner le contenu.
« Eh, il y a quoi là-dedans ? »
Shiv le lui dit. Murfi plisse le visage et relance le thermos à Shiv.
« Non, gardez-les. On sait jamais, quelqu’un pourrait y prendre goût. »
Les talents culinaires de Murfi n’ont rien à y voir, mais entre deux bouchées, Shiv perd l’appétit. Les gens regardent tous dans la même direction. Dans le dos de Shiv. Il laisse tomber son journal plein de choses frites. Les chiens de la rue se jettent dessus. Il arrache sa cochonnerie à Yogendra.
« Laisse cette merde et emmène-moi loin d’ici. »
Yogendra enfonce l’accélérateur et les roues de la Mercedes patinent dans la rue soudain vide au moment où quelque chose atterrit avec une telle violence sur le toit du SUV que celui-ci s’enfonce sur ses essieux. Un amortisseur explose comme une grenade, il y a un éclair bleu et une odeur d’incendie électrique. L’automobile oscille sur ses trois amortisseurs restants. Quelque chose bouge, au-dessus. Yogendra insiste et s’acharne sur le moteur, mais celui-ci ne démarre pas.
« On sort », commande Shiv alors que la lame transperce le toit. Longue, dentelée, courbée comme un cimeterre, elle perfore la Mercedes jusqu’à la transmission. Tandis que Shiv et Yogendra dégringolent de la voiture, elle se déplace vers l’avant, éventrant l’acier embouti comme on sacrifie un gamin.
Shiv voit maintenant ce qui est tombé sur le toit de ses soixante millions de roupies de métal allemand saccagé, et même si cela le tue, il reste aussi paralysé par ce spectacle que les passants figés sur Tea Lane. Le pare-brise éclate à la fin du premier passage de la lame du robot de combat. Les bras saisisseurs inférieurs agrippent et écartent les bords déchiquetés du toit. Le phallus trapu du canon électromagnétique cherche Shiv dans la rue, le fixe de son regard monoculaire. Cela ne peut pas lui faire de mal. Shiv reste pétrifié par la longue lame qui, se retirant de l’épave connue encore très peu de temps auparavant sous le nom de Mercedes Série 7, pivote à l’horizontale. La machine de guerre se dresse sur ses pattes et approche d’un pas. Elle porte toujours son numéro de série et la petite bannière étoilée sur le flanc, mais Shiv sait qu’elle n’est pas pilotée par un post-ado aux réactions de fan de jeux vidéo, accro aux méthamphétamines et câblé quelque part à vingt niveaux sous les Grandes Plaines des États-Unis. Plutôt par quelqu’un à l’arrière de cette fourgonnette là-bas près du cinéma permanent, quelqu’un qui fume une bidî et agite les mains en une danse de Kâlî dans le cyberspace. Quelqu’un qui le connaît.
Shiv n’essaye pas de s’enfuir. Au galop, ces choses peuvent atteindre cent kilomètres-heure, et une fois qu’elles ont flairé votre ADN, elles fendront de leur lame tous les obstacles jusqu’à ce que celle-ci trouve la chair tendre de votre ventre. Le Robot de Combat Urbain se dresse au-dessus de lui. La vilaine petite tête de mante s’abaisse, les capteurs pivotent. Shiv peut maintenant se détendre. C’est du spectacle pour la rue.
« Monsieur Faraji. » Shiv manque éclater de rire. « Pour votre information, toutes les dettes et charges fiscales dues à M. Bachchan ont été ce jour confiées à l’agence de recouvrement Ahimsâ.
— Bachchan veut que je le rembourse ? » crie Shiv en regardant les restes de son dernier vestige de valeur éventré sur la rue et saignant de l’alcofuel.
« C’est exact, monsieur Faraji, répond le robot tueur. Votre compte avec les Paris Bachchan s’élève actuellement à dix-huit millions de roupies. À partir d’aujourd’hui, vous avez une semaine pour l’équilibrer, sans quoi des actions de recouvrement seront entreprises. »
La machine pivote sur les talons de ses pattes arrière, se ramasse sur elle-même et bondit en direction du croisement par-dessus les vendeurs de thé, les vaches et les putes.
« Hé ! lui crie Shiv. Il pouvait pas envoyer une facture ? » Il ramasse des restes et fragments de la mécanique de précision allemande qu’il lance en direction de l’agent de recouvrement.
« Dites-moi, madame Durnau », demanda Thomas Lull, assis entre le CV et le fichier de présentation de la jeune femme, posés sur son large bureau, et une fenêtre panoramique donnant sur le mois de juin le plus chaud que connaissait le Kansas depuis un siècle, « votre meilleure idée, vous l’avez eue où ? »
(Elle se souvient de cela vingt-deux heures après avoir quitté l’ISS et vingt-six avant d’arriver sur Darnley 285, bourrée de drogues de vol, enfermée dans un sac accroché par velcro à la paroi de la capsule de transfert afin de ne pas gêner la commandante de bord, Beth, qui a la narine droite un peu encombrée et dont le sifflement rythmique de la respiration finit par devenir la principale composante de l’univers de Lisa Durnau.)
Personne n’avait connu un mois de juin comme celui-là : ni le personnel d’aéroport, ni l’employée au guichet de location automobile, ni le garde de l’université à qui elle avait demandé son chemin. C’était davantage que de l’eau chaude au large du Pérou ou les dernières convulsions du Gulf Stream. La climatologie avait atteint cette zone blanche où on ne pouvait plus rien prévoir. Thomas Lull avait parcouru son CV, jeté un coup d’œil à la première page de sa présentation, et interrompu Lisa Durnau avec cette question inattendue au moment où elle affichait le premier transparent.
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