Ian McDonald - Le fleuve des dieux

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Tous les Hindous vous le diront, pour se débarasser de ses péchés, il suffit de se laver dans les eaux du Gangâ, dans la cité de Vârânacî.
Et, en cette année 2047, les péchés ce n’est pas ce qui manque : un corps aux ovaires prélevés glisse doucement sur les eaux du fleuve ; des intelligences artificielles se rebellent et causent de tels dégâts qu’une unité de police a été spécialement créée pour les excommunier.
Gangâ, le fleuve des dieux, dont les eaux n’ont jamais été aussi basses, se rue vers un gouffre conceptuel, technologique, évolutionnaire - ou peut-être tout cela à la fois.
A travers le kaléidoscope de neuf destins interconnectés, Ian McDonald dresse le portrait d’une Inde future, mais aussi d’une Terre future, où tout n’est que vertige. Souvent considéré outre-Atlantique et outre-Manche comme le roman de science-fiction le plus important des quinze dernières années, Le Fleuve des dieux a reçu le British Science Fiction Award et a été finaliste du prestigieux prix Hugo.

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« Au Srî Lankâ, peut-être.

— L’île des démons.

— L’île des bars de plage », dit Thomas Lull. Schubert atteint la fin de son temps imparti. Les gamins plongent et s’éclaboussent, des gouttes s’accrochent à leurs visages sombres et souriants. Mais l’idée est désormais dans sa tête et elle n’en sortira plus. « Peut-être même partir en bateau en Malaisie ou en Indonésie. Il y a là-bas des îles où jamais personne ne reconnaîtra votre visage. Je pourrais ouvrir une chouette petite école de plongée. Ouais, je pourrais faire ça… Merde, je sais pas. »

Il se retourne. Le Dr Ghotse l’a senti aussi. Vivre sur l’eau vous rend aussi sensible aux vibrations qu’un requin. Le Salve Vagina oscille doucement à cause d’un pas sur la passerelle. Quelqu’un est monté à bord. Le kettuvallam bouge un peu quand ce quelqu’un le traverse.

« Ohé ! Il fait vraiment sombre, ici. » Aj apparaît sous l’auvent et les rejoint à l’arrière. Elle est habillée du même gris lâche et flottant que la nuit précédente. Son tilak est même encore plus proéminent en plein jour. « Je suis désolée, vous avez la visite du Dr Ghotse, je peux revenir plus tard…»

Dis-le , pense Thomas Lull. Ses dieux t’ont donné cette chance, renvoie-la, disparais sans un seul regard en arrière. Mais elle connaît son nom sans l’avoir rencontré, elle connaît celui du Dr Ghotse, et Thomas Lull n’a jamais été capable de tourner le dos à un mystère.

« Non, non, restez, il y a du café. »

Elle fait partie de ces gens dont le sourire transforme tout le visage. Elle bat des mains, ravie.

« Avec grand plaisir, merci. »

Il est perdu, désormais.

La trentième heure s’écoule et Lisa Durnau émerge de ses vieux souvenirs. L’espace, décide-t-elle, est la dimension des défoncés.

« Hé, croasse-t-elle. Je peux avoir de l’eau ? » Ses muscles commencent à se déformer et à s’atrophier.

« Tube sur votre droite », répond la commandante Beth sans quitter des yeux son tableau de bord. Lisa tourne la tête en tendant le cou pour sucer une eau distillée tiède et fade. Les amis masculins de la pilote, restés sur la station, discutent et badinent. Ils n’arrêtent jamais de discuter et de badiner. Lisa se demande s’ils vont parfois plus loin, ou s’ils sont si fragiles et diminués que la moindre activité un tant soit peu sexuelle les briserait en deux. Un nouveau souvenir s’empare d’elle.

Elle était de retour à Oxford, elle courait. Elle adorait courir dans cette ville qui regorgeait de chemins et d’espaces verts et où l’activité physique faisait partie intégrante de la culture estudiantine. C’était un vieux parcours datant de son époque à Keble : il longeait le canal, traversait les prés de Christ Church, remontait Bear Lane jusqu’à High Street puis passait entre les piétons jusqu’au portail du All Souls College pour continuer ensuite sur Parks Road. Un bon parcours, physiquement sûr, familier à ses pieds. Ce jour-là, elle tourna à droite derrière le Merton College pour couper par les jardins botaniques jusqu’au Magdalen College, où se tenait le congrès. L’été allait bien à Oxford. Des groupes d’étudiants s’étaient installés sur la pelouse. On entendait les coups de pied et les cris des joueurs de football, un bruit qui lui manquait à l’université du Kansas. La lumière aussi, cet étrange or anglais de début de soirée qui promettait une nuit séduisante. Au programme de sa soirée à elle figuraient une douche, un rapide coup d’œil à l’extinction de masse complètement inattendue dans la biosphère marine d’Alterre et un dîner à la Haute Table, un truc formel avec vestes et redingotes pour clôturer le congrès. Elle aurait nettement préféré la passer dans les rues et les endroits fréquentés, avec sur sa peau nue la lumière dorée d’une douceur de papillon.

Lull l’attendait dans sa chambre.

« Voir L. Durnau, dit-il. La voir une bouteille d’eau à la main dans ce ridicule petit short moulant en lycra et ce minuscule haut riquiqui. » Il fit un pas dans sa direction. « Je vais tout de suite lui arracher ce ridicule petit short. »

Il saisit à pleines mains la ceinture élastique et baissa d’un coup short et culotte. Lisa Durnau lâcha un petit cri. En un mouvement, elle ôta son maillot, se débarrassa de ses chaussures et sauta sur Lull, lui nouant ses jambes autour de la taille. Accrochés l’un à l’autre, ils reculèrent en chancelant jusqu’à la salle de bains. Tandis qu’il se déshabillait tant bien que mal, maudissant ses chaussettes collantes, elle passa sous la douche. Il fit irruption, la plaqua contre le carrelage. Lisa fit pivoter ses hanches et noua à nouveau ses jambes autour de lui tout en cherchant sa bite avec sa vulve. Lull recula d’un pas pour la repousser doucement. D’un bond, Lisa Durnau se mit en équilibre sur les mains et lui enserra le torse de ses jambes. Thomas Lull se pencha, la pénétra de sa langue. À demi noyée, à demi en extase, Lisa se retint de hurler. Il était plus agréable de se retenir, en s’asphyxiant à moitié, la tête en bas, au risque de se noyer. Puis elle immobilisa à nouveau Lull entre ses cuisses et il la souleva, dégoulinante et enroulée autour de lui, pour la jeter sur le lit et la baiser tandis que les cloches dans la cour sonnaient le couvre-feu.

À la Haute Table, elle eut pour voisin un postdoc danois ébloui de pouvoir parler à un des auteurs du projet Alterre. Installé au centre, Thomas Lull discutait du darwinisme social de la thérapie généligne avec le président. À part lever le regard en l’entendant dire « tuer les brâhmanes tout de suite, tant qu’il n’y en a pas beaucoup », Lisa ne fit pas attention à lui. Conformément aux règles. C’était un truc de congrès. Cela avait commencé au cours de l’un d’eux et trouvé sa pleine expression durant d’autres. Cela aurait forcément une fin, et les règles et conditions de désengagement seraient alors établies entre deux activités du congrès. En attendant, le sexe était sensationnel.

Lisa Durnau avait toujours considéré les rapports sexuels comme quelque chose de bien pour les autres, mais absent de son programme personnel. Ils n’avaient rien de vraiment fantastique. Elle pouvait s’en passer sans que cela la rende malheureuse. Puis, avec la personne la plus inattendue, dans la relation la moins pratique possible, elle découvrit une sexualité qui lui permettait d’exprimer son naturel athlétique. Elle avait là un partenaire qui l’aimait avec sa sueur et son goût salé dans son cher équipement de jogging, qui aimait ça al fresco , al dente et épicé de tout ce qu’elle avait enfermé dans sa libido pendant presque vingt ans. La fille sportive du pasteur Durnau ne faisait rien du genre faux viol et tantrisme. À l’époque, elle avait pour confidente sa sœur Claire, à Santa Barbara. Elles passèrent des soirées au téléphone à discuter des moindres détails cochons, à éclater d’un rire bruyant. Un homme marié. Son patron, qui plus est. D’après Claire, c’était une relation si illicite et si secrète que Lisa pouvait libérer ses propres fantasmes.

Leur liaison avait commencé à Paris, dans le salon des voyageurs du terminal 4 de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Le vol pour Chicago avait été retardé. Une anomalie dans le contrôle aérien de Bruxelles retenait les avions jusque sur la côte est des États-Unis et le tableau d’affichage annonçait un retard de quatre heures pour le BAA142. Lisa et Lull sortaient d’une semaine intellectuellement éreintante à défendre l’argument lullien selon lequel réel et virtuel étaient des chauvinismes insignifiants, argument qu’avait attaqué de tous côtés un groupe de néoréalistes français. Lisa n’avait plus qu’un désir : monter chez elle vérifier si son voisin, M. Cheknavorian, avait arrosé les plantes. Le retard affiché passa à six heures. Lisa gémit. Elle s’était occupée de son courrier électronique. Elle avait mis à jour ses finances. Elle avait rendu visite à Alterre, qui traversait une période de calme entre deux accès d’évolution ponctuelle. Il était trois heures du matin, et par ennui autant que par fatigue, perturbée par l’incertitude planant dans le salon brillamment éclairé situé entre les nations, Lisa Durnau posa sa tête sur l’épaule de Thomas Lull. Elle sentit son corps bouger contre le sien et voilà qu’elle l’embrassait. Très vite, ils se glissèrent dans les douches de l’aéroport dont le préposé leur tendit deux serviettes en chuchotant vive le sport en français.

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