— Elles ont sauvé leur existence. Leur espèce.
— As-tu écouté un seul mot de ce que j’ai dit, L. Durnau ? »
Un enfant descend les marches, une fillette en robe à fleurs, aux pieds nus qui hésitent sur les ghâts. Son visage n’est que concentration. D’une main, elle tient celle de son père, de l’autre, qu’elle monte et descend pour assurer son équilibre, une guirlande d’œillets. Le père lui montre le fleuve, lui fait signe de lancer, vas-y, jette-la dedans. La fille propulse le gajrâ dans les flots, agite les bras de plaisir en le voyant tomber sur l’eau de plus en plus sombre. Elle ne peut avoir plus de deux ans.
Non, tu te trompes, Lull, veut dire Lisa Durnau. Ce sont ces minuscules lumières obstinées qu’elles ne peuvent jamais éteindre. Ce sont ces quanta de joie, d’émerveillement, de surprise qui ne cessent jamais de sortir des vérités constantes et universelles de notre humanité. Quand elle parle, elle dit : « Et donc, où comptes-tu aller, maintenant ?
— Il y a toujours une école de plongée qui m’attend quelque part du côté du Lankâ, dans le Sud. Une nuit par an, juste après la première pleine lune de novembre, le corail libère tout son sperme et ses œufs d’un coup. C’est assez extraordinaire, on a l’impression de nager dans un orgasme gigantesque. J’aimerais voir ça. Ou alors le Népal, les montagnes : j’aimerais voir les montagnes, les voir vraiment, passer du temps parmi elles. Faire un peu de bouddhisme de montagne, avec tous ces démons et ces horreurs, c’est le genre de religion qui me parle. Monter jusqu’à Katmandou, pousser jusqu’à Pokhara, un endroit en altitude, avec vue sur l’Himâlaya. Ça te créera des ennuis avec les fédéraux ? »
Père et fille, debout au bord de l’eau, suivent des yeux le gajrâ ballotté par les petites vagues.
« Comme dit ce cher M. Rhodes, répond Lisa Durnau, les fédéraux ont déjà bien assez d’ennuis, si une Génération Trois se cache dans leurs services de renseignements. » La gamine lui adresse un sourire méfiant. De toute ta vie, Lisa Durnau, qu’as-tu fait de plus important ? « Ils finiront par venir me trouver.
— Eh bien, rapporte-leur ce truc. J’imagine que je te dois bien ça, L. Durnau. »
Thomas Lull lui tend la Table. Lisa Durnau fronce les sourcils en voyant le schéma.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Les cartes de tension pour l’espace de Calabi-Yau créé par les Gén Trois à Ray Power.
— C’est un jeu standard de transformations pour un espace informationnel avec une structure d’espace-temps homomental. Lull, j’ai contribué au développement de ces théories, tu te souviens ? Elles m’ont conduite dans ton bureau. »
Et dans ton lit, ajoute-t-elle en pensée.
« Tu te souviens de ce que j’ai dit sur le bateau, L. Durnau ? Sur Aj ? Que c’était l’opposé ? »
Lisa Durnau fronce les sourcils, puis elle le voit, comme elle l’a vu écrit de la main de Dieu sur la porte des toilettes de la gare de Paddington, et c’est si net, si pur, si beau qu’elle se sent comme transpercée, clouée à la pierre blanche par un harpon de lumière, qu’elle a une impression de mort, d’extase, de quelque chose en train de chanter. Des larmes lui viennent aux yeux, elle les essuie, elle ne peut s’empêcher de regarder le simple, miraculeux, lumineux signe moins. Moins T. La flèche du temps est inversée. Un espace homomental, où les intelligences des aeais peuvent fusionner dans la structure de l’univers et la manipuler à leur guise. Des dieux. Les horloges tournent à l’envers. À mesure qu’il vieillit et se complexifie, notre univers devient plus jeune, plus bête et plus simple. Les planètes se dissolvent en poussière, les étoiles s’évaporent en nuages de gaz qui se fondent en brèves supernovae qui ne sont pas la lumière de la destruction mais des chandelles de création, l’espace s’effondrant sur lui-même, plus chaud, toujours plus chaud, remontant vers l’ylem primordial, forces et particules réintégrant cet ylem primordial tandis que les aeais gagnent en puissance, en âge et en sagesse. La flèche du temps file dans l’autre sens.
Les mains tremblantes, elle lance une petite aeai mathématique, effectue quelques transformées rapides. Comme elle s’en doutait, la flèche du temps ne se contente pas de filer dans l’autre sens, elle file aussi plus vite. Un univers rapide et féroce de vies compressées en instants. La fréquence d’horloge, l’échelle de Planck qui gouverne la vitesse à laquelle les aeais calculent leur réalité, est cent fois celle de l’univers zéro. Le souffle coupé, Lisa Durnau se livre à d’autres calculs sur la Table, même si elle sait, elle sait, elle sait à quel résultat elle va parvenir. L’univers 212 255 suit son cours depuis son apparition pour s’effondrer à nouveau en une singularité finale dans 7,78 milliards d’années.
« C’est un Boltzmon ! » s’exclame-t-elle avec une joie simple. La petite fille en robe à fleurs se retourne pour la regarder. Les scories d’un univers, un trou noir ultime qui contient la moindre bribe d’information quantique tombée en lui et s’extrait d’une réalité mourante pour accéder à une autre. Et attend, héritage de l’humanité.
« Le cadeau qu’elles nous font, dit Thomas Lull. Tout ce qu’elles savaient, tout ce qu’elles ont vécu, qu’elles ont appris et créé, elles nous l’ont envoyé en guise de derniers remerciements. Le Tabernacle est un simple automate universel qui code les informations contenues dans le Boltzmon en une forme que nous pouvons comprendre.
— Et nous, nos visages.
— Nous étions leurs dieux. Leur Brahmâ et leur Shiva, leur Vishnu et leur Kâlî. Nous sommes leur cosmogonie. »
Il n’y a désormais presque plus de lumière, un indigo profond a pris place sur le fleuve. L’air est frais, un liseré lumineux orne au loin les nuages, qui semblent énormes et aussi improbables que des rêves. Les musiciens ont accéléré le rythme, les dévots reprennent l’hymne à Mère Gangâ. Les brahmanes descendent au milieu de la foule. Le père et la fille sont partis.
Elles ne nous ont jamais oubliés, songe Lisa Durnau. Durant ces milliards et billions d’années subjectives d’existence et d’histoire, elles se sont toujours souvenues de cet acte de trahison sur les rives du Gangâ, et elles nous ont contraints à l’effectuer. Le chakra ardent de la régénération est infini. Le Tabernacle est une prophétie, ainsi qu’un oracle. Il contient la réponse à tout ce que nous avons besoin de savoir, du moment qu’on sait comment poser la question.
« Lull…»
Il se met aussitôt un doigt devant les lèvres, non, chut, ne dis rien. Thomas Lull se relève avec raideur. Pour la première fois, Lisa Durnau voit le vieil homme qu’il sera, le solitaire qu’il aspire à devenir. Où il va cette fois-ci, même la Table ne peut le voir.
« L. Durnau.
— Katmandou, donc. Ou la Thaïlande.
— Par là. »
Il tend la main, et elle sait qu’après l’avoir serrée, elle ne le reverra plus jamais.
« Lull, je ne peux te remercier assez…
— Tu n’en as pas besoin. Tu l’aurais vu. »
Elle serre la main tendue.
« Adieu, Thomas Lull. »
Thomas Lull incline la tête en un petit salut.
« L. Durnau. Une séparation, selon moi, doit toujours être soudaine. »
Les musiciens augmentent le tempo, la foule lâche un grand soupir incohérent et se penche vers les cinq plates-formes où les prêtres accomplissent la pûjâ. Des lampes dont les brâhmanes se servent pour l’ârtî monte un tourbillon de flammes qui éblouit un instant Lisa Durnau. Quand elle arrive à voir à nouveau, Lull a disparu.
Sur les flots, une saute de vent, un courant s’empare de la guirlande d’œillets qu’il fait tourner et emporte dans le fleuve noir.
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