Il lance une austère sonate pour violon de Bach tandis que la pilote lance son appareil dans le long et lent plongeon vers les losanges verts de l’Université du Bhârat.
Une présence, un raclement de gorge, une tape sur son épaule interrompent les géométries infinies du violon. M. Nanda enlève lentement son hoek.
« Qu’y a-t-il, Vikram ?
— Patron, l’Américaine remet ça sur les incidents diplomatiques.
— On les résoudra plus tard, comme je l’ai dit.
— Et le sahb demande à nouveau à vous parler.
— Je suis occupé à autre chose.
— Il est méchamment énervé de ne pas arriver à vous contacter.
— Mon communicateur a été endommagé pendant mon combat contre l’aeai Kalkî. Je n’ai pas d’autres explications. » Il l’a éteint. Il ne veut pas qu’on lui braille des questions ou des exigences, des ordres qui compromettraient la perfection de son exécution.
« Vous devriez quand même lui parler. »
M. Nanda soupire. L’ARB entre dans un empilage, descendant du ciel en direction de l’université, dont les bâtiments clairs et brillants comme un jouet luisent dans le soleil qui déchire la mousson. Il prend le hoek.
« Nanda. »
La voix parle d’usage excessif de la force, d’utilisation d’armes, de mise en danger du public, d’interrogations et d’enquêtes, trop loin Nanda trop loin, on sait que votre femme a réapparu à la gare de Gayâ, mais le mot qui résonne, le mot qui sonne comme l’épée de cet ange chrétien de la Renaissance contre le dôme du ciel, qui coupe dans le bruit de l’avion est la voix de Vik, qui répète aux autres sanglés en armure de combat à leurs sièges : combat contre l’aeai Kalkî.
Il me méprise, pense M. Nanda. Il me prend pour un monstre… Ce n’est rien pour moi. Une épée n’a pas besoin de compréhension. Il enlève son hoek, et d’un geste à la fois vif et sec, le brise en deux.
La pilote tourne vers lui sa visière chromée à VTH. Sa bouche est un irréprochable bouton de rose rouge.
La quatrième secousse ébranle le Centre de Recherches au moment où Vishram déclenche l’alarme incendie. Les étagères se renversent, les tableaux blancs se décrochent des murs, les luminaires oscillent, les corniches se fendent, les goulottes guide-fils se brisent. Le distributeur d’eau bascule de-ci, de-là, avant de tomber avec grâce sur le sol où son ventre de plastique distendu explose.
« Bien, mesdames et messieurs, aucune inquiétude à avoir, on nous annonce une petite surchauffe dans le matériel de relais électrique », ment Vishram aux gens qui, les yeux écarquillés et les mains sur la tête, cherchent du regard les issues. « Nous maîtrisons la situation. Notre point de rassemblement se situe à l’extérieur dans la cour, si nous pouvions nous y rendre dans le calme. Marchez lentement, regardez où vous mettez les pieds, ne courez pas, notre personnel est parfaitement formé et va vous conduire en sûreté. »
Un essaim d’hovercams arrive à la porte avant tout le monde, à part Patel, le ministre de l’Énergie. Sonia Yâdav et Marianna Fusco veulent attendre Vishram, mais il leur ordonne de sortir. Aucun signe de Surjît, bien entendu. Le capitaine est toujours le dernier à quitter le bord. Au moment où il se retourne, la cinquième et plus grosse secousse envoie les écrans du plafond s’écraser dans l’amphithéâtre, accordant à Vishram un aperçu éternel et cuisant du message figé sur ceux-ci.
Rendement : sept cent quatre-vingt-huit pour cent. Univers 11 276.
L’architecture légère, spacieuse, élégante de Ray Power se tord et ondule autour de Vishram Ray, lui rappelant son seul et unique trip aux champignons, alors qu’il court vers la porte – sans penser à la bienséance, sans prudence, sans montrer l’exemple, juste laminé de terreur. La sixième secousse ouvre une fissure de plus en plus longue au milieu du parquet Râmâyana. Sous la pression, les lattes sautent et les panneaux vitrés des portes qu’il franchit en courant se brisent en une neige de silicium. Les actionnaires, déjà à bonne distance du bâtiment, reculent encore. « Ce n’est pas une surchauffe électrique », entend-il dire une femme grâmîn potelée aux vêtements blancs de veuve tandis qu’il rejoint Sonia Yâdav. Celle-ci a le visage couleur de cendre.
« Mais qu’est-ce qui se passe, bordel ?
— Elles se sont emparées du système », dit-elle d’une voix à peine audible. Une bonne partie des actionnaires est allongée sur l’herbe encore mouillée, en attente du choc suivant, encore plus fort.
« Qui, quoi ? demande Vishram.
— Nous sommes déconnectés de notre réseau, quelque chose d’autre le contrôle. Il y a des trucs qui arrivent, sans qu’on puisse les en empêcher, sur tous les canaux à la fois, des trucs énormes.
— Une aeai », dit Vishram, et Sonia Yâdav comprend qu’il ne lui pose pas une question. Le refuge, la clause échappatoire, la sortie pour les Générations Trois confrontées à l’anéantissement ultime. « Dites-moi, des Intelligences Artificielles pourraient-elles se servir du point zéro pour construire leur propre univers ?
— Cet univers ne pourrait pas ressembler au nôtre, il faudrait que les calculs informatiques et les chiffres qui composent leur réalité puissent y devenir partie intégrante de la structure de la réalité physique.
— Un univers qui pense ?
— Un espace homomental, comme nous disons, mais c’est ça. » Elle le regarde bien en face, affrontant son mépris. « Un univers de dieux véritables. »
Des sirènes au loin, qui approchent à toute vitesse. Une brèche s’ouvre dans l’univers, appelez les pompiers. Un autre bruit se superpose au camion de pompiers, celui de réacteurs d’avion.
« Pris pour un putain d’imbécile », grimace Vishram et à ce moment-là, tout devient blanc en un éclair pur, parfait et aveuglant d’ur-lumière, et quand il recouvre la vision, il y a une étoile, pure, parfaite et éblouissante qui scintille au milieu du bâtiment du centre de recherches.
Un blanc si brillant, si éclatant qu’il traverse le miroir sans tain de la visière de la pilote, et avant d’être aveuglé, M. Nanda reçoit, brûlée sur sa rétine, l’image de grands yeux bruns, de pommettes hautes, d’un petit nez. Magnifique. Une déesse. Tant d’hommes doivent vouloir vous épouser, ma guerrière, pense M. Nanda. Le visage s’estompe en une image rémanente, puis le monde réapparaît en taches ou points violets, et M. Nanda sent des larmes de justification lui venir aux yeux, car il y a le signe et le sceau prouvant qu’il avait raison. Une étoile brûle au cœur de la ville, du plus profond de la terre. D’un signe, il demande à la pilote de se poser.
« À l’écart des gens, précise-t-il. Nous ne voulons pas mettre inconsidérément des vies en danger. »
Vishram pense avoir déjà vu cette scène dans un film. Sinon, il devrait l’écrire : une foule de gens debout dans un grand champ vert et regardant tous dans la même direction, les mains levées pour protéger leurs yeux d’une éblouissante lueur actinique au loin. C’est une image autour de laquelle construire une histoire. Même avec les yeux plissés, presque fermés, tout se réduit à des silhouettes étrangement étirées.
« Si c’est bien ce que je pense, il en sort beaucoup plus que de la lumière brillante, dit la voix de Râmesh près de lui.
— Et que penses-tu que c’est ? » demande Vishram en se souvenant du coup de soleil quand il avait regardé par la fenêtre d’observation. Ce n’était alors qu’un univers de bas niveau. Un coup d’œil au palmeur de Sonia Yâdav, où continuent à arriver des données en provenance des systèmes de surveillance qui entourent l’ouverture, lui apprend qu’il s’agit de l’univers 212 255. Deux lâkhs et quelques univers.
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